Dans cet article, nous partageons quelques exemples de mécanismes de “dialogue communautaire” dans la construction de la paix. Ils sont puisés des expériences de terrain de l’auteur comme acteur de paix et praticien, soutenus par une analyse critique pour en estimer la valeur et l’applicabilité dans différents contextes. Cette posture nous permet de porter un regard critique sur les mécanismes présentés. Comprendre comment les récits et les émotions se transmettent de génération en génération est primordial pour envisager un futur partagé. Telle est l’analyse de Valérie Rosoux, spécialiste des processus de réconciliation, directrice de recherches au FNRS et professeure à l’UCLouvain.

Valérie Rosoux, Directrice de recherches du FNRS et professeure à l’UCLouvain.
Propos recueillis par Maéva Gonsallo. Transcription et rédaction par Sarah Vanhove.

La difficulté après une guerre ou après des violences politiques, c’est que d’office en fonction du rôle qui a été le sien, des récits différents se mettent en place. Ces différences dans les récits ne sont pas forcément des mensonges et des dénis, il y a parfois un aspect stratégique dans le choix des mots ou la façon de raconter l’histoire mais il y a aussi des différences de perception.

Interview

Pouvez-vous présenter, vous, votre travail et ce qui vous tient à cœur au regard de cette thématique ?

Valérie Rosoux : Je suis chercheuse au FNRS (Fonds National de la Recherche Scientifique), j’ai beaucoup de chance, je suis soutenue par toute la collectivité pour pouvoir mener des recherches sur un thème qui me passionne et qui est : essayer de comprendre comment des groupes et des individus tentent de gérer des passés tragiques, comme un passé de guerre, des violences de masse, ça peut être après les guerres civiles ou des dictatures, ça peut être après des périodes historiques particulières comme la colonisation mais donc il y a toujours cette espèce d’énorme fardeau de violences qui en général se transmet d’une génération à l’autre. Ce que j’essaie de comprendre, comme chercheuse avec d’autres collègues de différentes disciplines, c’est comment se transmettent les récits et les émotions liées à ces violences de génération en génération.

Pouvez-vous présenter le lien entre expression des mémoires multiples et réconciliation ?

La difficulté après une guerre ou après des violences politiques, c’est que d’office en fonction du rôle qui a été le sien, des récits différents se mettent en place. Ces différences dans les récits ne sont pas forcément des mensonges et des dénis, il y a parfois un aspect stratégique dans le choix des mots ou la façon de raconter l’histoire mais il y a aussi des différences de perception. Les différents groupes ne sont pas d’accord sur la façon dont ça s’est passé mais sont d’accord sur le fait que ça s’est passé, il y a une reconnaissance de certains faits mais ils vont donner des explications différentes. À partir du moment où les récits ne sont plus seulement différents mais contradictoires, ça rend la coexistence entre les groupes difficile. C’est à dire que le héros ou l’héroïne de l’un·e va devenir le ou la criminel·le de l’autre ou ce qui est arrivé dans l’histoire de l’un·e apparaît comme n’ayant pas eu lieu dans la mémoire de l’autre, on est dans des représentations des réalités qui sont incompatibles et dans ce cas-là la réconciliation est juste impossible.

La façon dont on raconte le passé est presque aussi importante que ce qui s’est passé, je ne veux pas dire que les faits ne sont pas importants mais il y a aussi le sens que l’on donne à ces faits et ce sens n’est jamais fixé une fois pour toutes.

Quels sont les grands exemples historiques d’un travail mémoriel ayant eu un impact sur la recherche de la vérité dans un contexte post-conflit ?

Il y a beaucoup de cas qui sont des cas douloureux parce qu’il y a des débuts de démarche qui sont arrêtées dès que la guerre reprend. Il y a des endroits du monde où la guerre semble revenir de manière systématique mais où il n’y a pas vraiment de transformation des relations entre les groupes. Ceux-ci pourraient devenir des anciens adversaires mais ils restent des ennemis. Le Proche-Orient, l’Afrique des Grands Lacs, dans certaines zones la population se remet à peine d’un massacre qu’un autre arrive.

Souvent c’est douloureux, le travail mémoriel n’est pas du tout une démarche simple qui consisterait en quelques points sur une checklist qui pourrait être appliquée toujours et partout de la même façon. C’est toujours lié au contexte, c’est toujours difficile mais ce qui me donne de l’espoir c’est qu’il y a déjà eu des exemples de réussites et le cas franco-allemand est absolument magistral. Si on prend la génération de mon grand-père belge, sa représentation de l’Allemand était quand même assez négative et chargée de beaucoup d’émotions. Deux générations après – on ne parle pas en années mais en générations à la suite de violences de masse, ce qui est relativement court dans l’histoire de l’humanité –, ma propre représentation de l’Allemand n’a rien à voir avec celle de mon grand-père. Il y a eu tout un travail de mémoire qui a été fait, sur le plan officiel par les leaders de chaque pays qui ont construit l’Europe mais aussi sur le plan individuel par certaines personnalités clés qui sont revenues des camps, qui ont voulu quand même se réconcilier et par des institutions donc macro, micro et méso. À tous les niveaux il y a eu un effort qui allait dans le même sens, qui était de reconstruire quelque chose de nouveau et d’avoir des projets communs.

Comment vos recherches sont-elles perçues et utilisées par le milieu des praticien·nes, acteur·rices de l’aide au développement, comme acteurs publics ou milieux associatifs en Belgique ?

Je n’ai pas non plus beaucoup d’illusions, tous·tes les praticien·nes sont hyper occupé·es et font un travail absolument magnifique que j’admire de tout mon cœur donc ils·elles n’ont sans doute pas le temps de lire beaucoup de papiers et encore moins des livres. J’essaie de maximiser les moments de rencontre avec des praticien·nes, pas parce que j’ai l’impression que je peux les aider mais plutôt l’inverse, parce que j’ai besoin d’avoir leurs informations, je dois les écouter pour bien comprendre comment ça se passe sur le terrain. Donc pour ma recherche, c’est plutôt moi qui ai besoin des praticien·nes. Si ça peut être un jeu à somme positif, c’est-à-dire si, non seulement moi je grandis à leurs côtés mais eux·elles aussi peuvent grandir à mes côtés, je suis ravie.

Les acteur·rices que je rencontre ont l’air intéressé·es par le fait que je ne prétends pas qu’il y ait de contes de fées après les conflits, donc ils·elles se sentent reconnu·es dans la difficulté de leur tâche. J’essaie aussi de pointer les limites d’un processus que les gens pensent un peu magique, j’insiste sur le fait que la réconciliation n’est pas forcément possible, que le pardon n’est pas un impératif, c’est une option pour certain·es survivant·es mais ça ne peut pas devenir un impératif. Je pense que ça soulage les praticien·nes de voir qu’il y a de la recherche qui dit que ça n’est pas facile, qu’il y a des difficultés et parfois des déceptions. J’appelle à une posture modeste, moins écrasante pour les praticien·nes sinon ils·elles sont déprimé·es, ils·elles perdent leur enthousiasme en se rendant compte qu’il y a de gros obstacles sur le terrain.

L’expression de la pluralité des mémoires, si elle est nécessaire, nécessite aussi d’être accompagnée de précaution, car elle remet à la surface, trauma, divergences et colère. Quels sont les éléments clés à considérer pour favoriser l’expression des mémoires dans un but de réconciliation ?

L’objectif ce n’est pas d’arriver à un seul récit qui serait partagé par tout le monde, ça peut être un horizon d’attente pour certains groupes, mais déjà moi je serais très heureuse d’arriver à l’étape précédente qui est : on passe de récits contradictoires à des récits différents, mais qui tiennent la route. Que chaque groupe puisse se dire : « On accepte les différences entre nous, on n’est pas d’accord mais on peut vivre avec ces désaccords». Pour passer cette étape-là, il y a toujours le risque que les récits soient accompagnés par des émotions très intenses comme le ressentiment, la haine, la culpabilité, la honte, la tristesse. Ces émotions-là elles ne vont pas aider à se rapprocher de l’autre, elles crispent, elles ferment la possibilité d’entendre une autre histoire que la sienne.

Pour les surmonter, il est utile de favoriser un dispositif volontaire, forcer les gens à parler serait contre-productif. Mais certaines personnes sentent à un moment de leur vie une telle lassitude ou une telle évidence qu’il faut avancer autrement, qu’elles entament le processus de réconciliation. Il faut que des gens qui se sentent prêts à être dans la même pièce que des représentants de l’autre groupe puissent être entourés d’une couverture de bienveillance et d’accueil, et absolument pas de jugement. Cela étant, il y a des limites à cette bienveillance, au sens où il ne faut pas accepter le déni de certains faits. Le travail des historien·nes est important pour établir un socle commun, on ne peut pas entamer un travail de mémoire si un des groupes nie les faits. À cette condition, l’objectif n’est pas tant de dire qui a tort et qui a raison ou déterminer ce qui est bien ou mal mais s’écouter, entendre un autre récit et se lancer dans une forme de polyphonie.

J’insiste sur le fait que je ne parle pas des faits mais de l’interprétation qui est faite des faits. Sur les faits il faut tenir bon, sur ce que les historien·nes ont établi il ne faut pas lâcher, jamais. Je pense qu’on ne peut pas construire une société sur le mensonge et sur le déni. Mais ce n’est pas parce qu’on ne nie pas le fait qu’il y ait eu des atrocités, quel que soit le cas, que le travail de mémoire est fini.

La justice transitionnelle repose entre autres sur un équilibre entre vérité, réparation et réconciliation. Selon vous, comment ce triptyque peut-il s’articuler à l’échelle locale ?

Selon moi, justice et vérité vont ensemble, il faut que la justice s’ancre dans un effort basé sur la vérité. La volonté de rapprochement peut faire qu’on ne va pas pouvoir tout dire maintenant, on ne va pas pouvoir tout réparer maintenant parce que les groupes ne sont pas prêts. Donc c’est surtout là qu’il y a une énorme tension, comme des chevaux qui partent dans des directions différentes et faut réussir à tous les tenir.

On a parlé des émotions, on a parlé de la certitude d’avoir raison, de la volonté d’avoir raison, la peur d’être mis en cause, la peur de devoir rendre des comptes, la peur que ça coûte cher de réparer, donc il y a énormément de peur après une guerre. Et donc là, il y a un jeu politique qui se met en place, même à l’échelle d’un village c’est toujours une négociation. Les gens, métaphoriquement ou pas, se mettent à une table et décident d’un processus, d’un mécanisme à mettre en place, pour pouvoir coexister. Prenons l’exemple de l’Afrique du Sud après la fin de l’apartheid, les représentants de l’ancien pouvoir et les représentants du nouveau pouvoir ont décidé de négocier parce que la situation dans laquelle ils se trouvaient était trop lourde pour chacun des camps. Il y avait trop d’opposition pour le parti au pouvoir, ils ne pouvaient pas arriver à ce qu’ils voulaient sans négocier avec le nouveau parti et le nouveau parti, le groupe de Mandela et de l’ANC, ils avaient tout à apprendre, ils avaient besoin de l’ancien pouvoir. C’est une condition nécessaire au niveau local aussi, pour que quelque chose se mette en place, il faut que chaque partie ait la conscience qu’ils n’ont pas le choix, qu’ils ne peuvent pas continuer à obtenir ce qui est dans leur intérêt sans l’autre, qu’il y ait cette conscience d’une interdépendance. Sans cette prise de conscience, les gens continuent à vouloir frapper l’autre en disant « je vais gagner».

L’équilibre entre réparation, vérité et réconciliation se trouve dans la négociation. Parfois, ça passe par l’amnistie, « on ne va pas vous mettre en prison si vous dites la vérité». En Afrique du Sud, le nouveau parti au pouvoir a dit aux auteurs de crimes pendant l’apartheid que s’ils participaient à la Commission Vérité et Réconciliation alors ils pouvaient obtenir l’amnistie. Ils devaient donc rendre des comptes pour les familles des victimes. Dans certains cas, c’est aussi un choix pragmatique. Après le génocide au Rwanda, les prisons étaient surchargées et insalubres, donc l’amnistie était une solution face au manque de moyens matériels. Mais c’est toujours des deals politiques, de l’inconfortable, de l’insuffisant et ce sont les rescapé·es et les familles des victimes qui paient le prix de ces bricolages. La vérité primait sur la justice, les punitions n’étaient pas celles qu’ils·elles auraient aimé voir assumées par les bourreaux mais c’était au nom de la coexistence et de la réconciliation. Il faut que les pouvoirs publics prennent le plus possible soin de la dignité des gens qui paient le plus lourd tribut.

Pensez-vous que l’art et la culture, par culture on entend le cinéma, le théâtre, la littérature peuvent jouer un rôle dans la réconciliation des communautés ? Si oui, pouvez-vous partager des exemples inspirants ?

La question me permet d’abord de compléter le point sur comment faire pour que le travail de mémoire ne déborde pas avec les émotions, j’ai parlé d’un cercle de bienveillance. Comment parvenir à ce cercle de bienveillance ? Par l’art, pour non pas nier les émotions mais leur donner une place qui soit une place juste et il n’y a que les artistes qui y arrivent. Certain·es artistes sont prodigieux·ses pour permettre que les lourdes émotions ressenties par les différentes communautés en présence unissent les gens plutôt que de les séparer. La plupart du temps, quand on est dans la tête et dans le cognitif, les émotions séparent, elles transforment les gens en prédateurs. Alors que les artistes permettent de les dompter, de les apprivoiser, au point que les gens puissent à un certain moment se dire, mais on partage tous·tes certaines émotions ici, elles nous rapprochent, on se reconnaît dans l’autre.

Vous avez cité la littérature, le cinéma, le théâtre, je pensais aussi compléter avec la peinture, la musique et la poésie qui sont très puissantes. Je vais vous donner des exemples très concrets : un de théâtre, un de musique, un de peinture.

En théâtre, il y a Frédérique Lecomte qui est une scénariste et metteuse en scène, qui connaît très bien la région des Grands Lacs et qui a longtemps travaillé avec RCN. Elle a mis en place un système de pièces, de jeux de rôle, dans lequel les acteurs et actrices étaient des témoins, des victimes, des acteur·rices de violence passées eux-mêmes. Ce n’est pas un jeu de rôle au sens où on va faire comme si, certain·es d’entre eux·elles avaient réellement perdu des gens, avaient été violé·es ou abusé·es, ou avaient tué. C’était quelque chose de juste surréaliste et elle a réussi à mettre en scène des désirs, des besoins légitimes, des émotions qui étaient juste incroyables.

Un deuxième exemple avec la musique, il y a le West-Eastern Divan Orchestra qui a été mis en place par Daniel Barenboim, qui est un juif israélien. C’est un grand pianiste mais aussi chef d’orchestre. Il voulait que la musique réunisse les communautés qui ont des talents qui se complètent plutôt que les diviser. Donc il a constitué un orchestre avec des musicien·nes qui venaient de toute la région : des Palestinien·nes et des Israélien·nes. Ils·elles avaient un projet commun, une passion commune, ça arrive souvent des groupes mixtes d’artistes qui se disent « Mais on a plus en commun avec l’autre groupe qui a la même passion qu’avec certaines personnes de notre groupe qui ne comprennent pas notre passion. »

Il y a eu ça aussi avec des auteur·rices de littérature qui se parlaient, qui faisaient des sessions entre eux·elles, parce qu’ils·elles avaient la même passion, ils·elles avaient la même vie, fondamentalement, ils·elles avaient les mêmes besoins, les mêmes désirs. Ils·elles parlaient à partir de différents endroits, mais ils se comprenaient relativement bien dans leur quotidien, plus qu’avec d’autres.

De plus, on peut considérer que la musique soit dissonante, ce qui n’est pas possible dans le discours rationnel. C’est le principe du tiers exclu : je ne peux pas dire A et non A, je ne peux pas dire que quelque chose est vrai et faux en même temps. En musique, on peut très bien imaginer que chacun·e arrive avec son expression musicale liée à la violence, qu’ils·elles jouent ensemble et que ce soit complètement dissonant. Ce n’est pas facile à entendre, mais c’est concevable. Dans la peinture, on peut avoir des gens qui viennent et qui projettent leurs représentations du conflit passé sur une immense toile. Ça peut être totalement non assorti, ça n’a aucune importance que ce soit non assorti ou que ça aille bien ensemble. Il y a beaucoup plus de possibilités dans l’art.

Aharon Appelfeld, qui est un grand auteur israélien et rescapé de la Shoah, raconte qu’il a réalisé à un moment dans sa vie que seul l’art avait le pouvoir de sortir de l’abîme de souffrance dans lequel il se trouvait. Il ne pouvait pas exprimer autrement ce qu’il avait de douloureux en lui. Et je crois qu’en disant ça il dit ce que beaucoup de rescapé·es ou des familles de victimes pensent.

Comment parvenir à ce cercle de bienveillance ? Par l’art, pour non pas nier les émotions mais leur donner une place qui soit une place juste et il n’y a que les artistes qui y arrivent. Certain·es artistes sont prodigieux·ses pour permettre que les lourdes émotions ressenties par les différentes communautés en présence unissent les gens plutôt que de les séparer.

Quel conseil donneriez-vous aux acteur·rices de la prévention et de la résolution de conflit au niveau local, ou à l’échelle d’un territoire, pour promouvoir un travail de mémoire inclusif tout en respectant les mémoires individuelles et communautaires ?

D’abord, je n’ai aucun conseil à donner, je les admire. Je ne veux pas parler en surplomb. Je peux partager des fruits de la recherche, mais c’est à eux ou elles de voir, ils·elles peuvent considérer qu’ils ne sont pas du tout appétissants.

Je dirais qu’il faut une approche très modeste, peut-être éviter de se donner des objectifs inatteignables. Ces acteur·rices qui sont sur le terrain, les mains dans le cambouis, sont face aux individus qui souvent projettent des choses compliquées. Dans ce cas, les acteur·rices de terrain peuvent avoir besoin eux·elles-mêmes d’une supervision pour faire face à toute la souffrance que les gens partagent ou subissent. S’ils·elles se donnent des objectifs trop difficiles à atteindre c’est la déprime assurée. Il est utile qu’ils·elles se rappellent qu’on compte en générations et pas en années, ce qui ne veut pas dire qu’on ne doit pas commencer tout de suite mais que chacun·e amène sa pierre comme il·elle le peut. Et que s’il y a des échecs apparents, des régressions apparentes et que si la violence revient, ça ne signifie pas que la démarche est vaine. Cela peut signifier qu’il faut continuer avec plus de gens, encore plus longtemps.

Ils·elles font un métier fabuleux et tout le monde a besoin d’eux·elles. Pour tenir bon face à toutes ces émotions douloureuses, qui sont contagieuses si on ne s’en protège pas un peu, il paraît important de s’entourer d’une équipe. Il importe qu’ils·elles prennent bien soin d’eux·elles, ne pas s’oublier pour continuer d’être lumineux, parce que ce sont des gens lumineux les acteur·rices de terrain. Peut-être que le matin en prenant leur douche ils·elles peuvent s’interroger « Mais pourquoi je suis là encore ? Pourquoi j’ai choisi ce métier ? Quel était mon objectif de base ?» pour se redonner du courage, moi ça m’aide de prendre cette posture réflexive mais chacun son truc.

Les pratiques de prévention et gestion de conflit au Sud, peuvent-elles être inspirantes et utilisables au Nord ?

Je considère que le monde est tout petit, Nord et Sud c’est très relatif et donc ce n’est pas très pertinent. Ce qui compte c’est plutôt “zones de conflit ou non”, et on sait que les zones de conflit se rapprochent très fort de là où on est. Toutes les expériences peuvent être inspirantes pour moi, il s’agit juste de comprendre les variables décisives entre les endroits, c’est pour ça qu’on fait de l’analyse comparée. Il y a des traditions qui sont extrêmement inspirantes, des traditions locales, certaines intuitions ancrées dans une sagesse, parfois ancestrale, qui peuvent faire réfléchir mais qui ne peuvent probablement pas être appliquées telles quelles. Par exemple, la Commission de Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud avait été très religieuse parce que plus de 90% de la population sud-africaine à l’époque se déclarait chrétienne pratiquante, mais ce serait difficile de mettre en place le même type de processus dans une civilisation beaucoup plus laïque.

Donc, il faut évidemment ne pas considérer que ce qui fonctionne à gauche va fonctionner à droite tel quel mais ouvrir ses oreilles et ses yeux face à une une réalité différente peut élargir le champ des possibles. On n’a jamais assez d’outils, donc il faut chercher tous azimuts, sans surplomb. Ne jamais se décourager…enfin, si, en fait, on se décourage, mais ne jamais lâcher, ne jamais complètement abandonner, ne pas rester dans une impasse.

Nous avons visionné votre TEDx dans lequel vous avez évoqué le mouvement Black Lives Matter et la remise en question des statues de Léopold II. Est-ce que vous pensez que ce sont des exemples historiques d’un travail mémoriel ayant eu un impact sur la recherche de vérité dans un contexte post-conflit ?

Le mouvement Black Lives Matter… Je me souviens quelle tristesse quand on a vu cette vidéo. Je pense que le monde entier avait envie de pleurer après le meurtre de George Floyd, quel échec collectif pour arriver à ça. On le sait, mais le voir, c’est insupportable. Je crois que quelle que soit la couleur du parti politique, outre certains extrêmes, mais je pense qu’humainement, tout le monde a été profondément marqué, meurtri, d’assister à ça en 2020. Il y a eu cette manifestation à Bruxelles, au mois de juin, en plein Covid, il y avait des milliers de personnes devant le palais de justice pour dire “it’s enough”. Tout un mouvement antiraciste s’est activé, c’était vraiment transnational, comme une vague qui a traversé l’Atlantique et pratiquement tous les continents. Ça a eu un effet monumental. Et je pense que dans ce cas-ci aussi les émotions jouent, qu’est ce qu’on fait de cette sensation d’être meurtri·es, de cette tristesse ? On agit, on veut plus de dignité pour chaque être. Est-ce que ça a eu un impact ? Oui, en tout cas, après Black Lives Matter, tout ce mouvement transnational porté par les individus et les associations de la société civile était au même diapason. Avec ces mêmes attentes, ces mêmes demandes, cette même indignation, ce même besoin de poser des questions par rapport au passé, aux statues qui sont là sans contexte. Donc le travail de terrain a été énorme et oui, il a porté des fruits sur ce plan.

Alors, si on prend la Belgique, ils ne sont certainement pas suffisants mais il y a eu du mouvement, il y a eu des prises de parole collective, il y a eu des déclarations du roi qui ont suivi de près la manifestation et qui ont reconnu les atrocités commises pendant la période coloniale. C’était impensable il y a quelques années. Donc il y a eu énormément de choses, il y a eu la mise en place de la commission sur le passé colonial qui s’est révélée être un échec, mais ces mouvements sont à évaluer dans la longue durée. Un débat a commencé et ne pourra à mon avis pas s’arrêter.

Ce genre de mouvement est décisif, je pense que les partis politiques en place à ce moment-là ont été étonnés de l’ampleur de la vague qui arrivait et qu’ils se sont dit qu’il fallait mettre quelque chose en place, ça a été comme un électrochoc.

Un mot de la fin ?

Dans le rapport final de la commission parlementaire sur le passé colonial que j’ai rédigé, qui est certes très loin d’être parfait, il y a un passage qui est très important pour moi : après la violence, certaines dignités sont en suspension, on dirait qu’elles sont éteintes. Je suis persuadée que le travail de mémoire, celui dans lequel je crois, et que les praticien·nes favorisent, c’est comme rouvrir le passé et essayer de rallumer ces dignités. Une à une. En suscitant des mots, des gestes, alors on ne va pas faire que les gens ne soient pas morts, évidemment, que les orphelin·es ne l’aient pas été, que les femmes et les hommes violé·es ne l’aient pas été. Il y a de l’irréparable, mais ce n’est pas parce qu’il y a de l’irréparable qu’il n’y a rien à faire. C’est en ce sens que le travail des expert·es, le travail des artistes, le travail des praticien·nes, le travail politique, quand il est bien fait, peut contribuer à rallumer ces dignités.

En savoir+ Les auditions de la Commission parlementaire et le TEDx évoqués dans l’interview

Valérie Rosoux

Directrice de recherches du FNRS et professeure à l’UCLouvain

Valérie Rosoux est directrice de recherches du FNRS et professeure à l’Université catholique de Louvain (UCL) où elle enseigne la négociation internationale et la justice transitionnelle. Elle est membre de l’Académie royale de Belgique. Elle est licenciée en philosophie et docteur en sciences politiques. En 2010, elle a assuré pour une durée d’un an un mandat de senior fellow dans le cadre du United States Institute of Peace (USIP), Washington DC. Elle est chercheuse associée au Max Planck Institute Halle (Allemagne) et au Luxembourg Center for European Law. En 2021, elle a obtenu un Max Planck Law Fellowship (durée de sept ans) qui lui a permis de développer une équipe de recherche en Allemagne.

Photo d’ouverture : © Photo by Pixabay from Pexels

Pin It on Pinterest

Share This