Le théâtre, et l’art en général, peut avoir une grande utilité en matière de gestion de conflits, pour adresser les sujets trop sensibles par exemple. Il peut avoir plusieurs capacités utiles dans ces cas de figure comme la libération de la parole, la réflexion et la mise en place d’une démocratie durable.

Pierre Vincke, ex-directeur et président de RCN Justice & Démocratie. Expert en justice transitionnelle en Afrique centrale et de l’Ouest. Romancier : Les crocodiles dorment le jour et Le chant du pardon (à paraître Edern Editions). Co-fondateur du certificat en justices transitionnelles de l’ULB et l’UCL et RCN Justice & Démocratie.

Pourquoi RCN a-t-il appelé l’art théâtral à participer à la reconstruction de l’État de droit au Burundi ? Au séminaire de Buta, le 30 avril 1997, des écoliers ont été assassinés parce qu’ils avaient refusé de se séparer en deux groupes. Les assaillants leur avaient en effet enjoint de se ranger d’un côté ou de l’autre du mur selon leur appartenance ethnique. Leur acte était fréquemment rappelé comme exemplaire.

En tant que défenseur des droits et des valeurs qui les fondent, RCN ne pouvait manquer d’être frappé par leur caractère instituant, alors même que la loi et la constitution ne faisaient plus sens, alors même que la loi et la constitution sont un engagement au respect de la vie et au respect de l’autre.

Des actes de résistance témoins de l’humanité

Quand les institutions sociales dans un premier temps, et juridiques dans un second temps se délitent, ne restent que des humains et des actes pour manifester les valeurs fondamentales qui fondent l’Humanité. Et quand ces humains et ces actes, même s’ils sont rares, se manifestent, ils frappent par leur justesse. Pour que ces actes apparaissent, il faut parfois se détacher des déterminismes familiaux et sociétaux qui nous assignent, la démocratie permet cette libération de “son destin social” mais ne la garantit absolument pas. Elle en est, si pas une condition, une raison d’être, dans la mesure où les interdits ne sont pas des oppressions, mais des constructions de cette liberté.

Nous avons appelé ces actes de résistance face aux obsessions meurtrières “des actes justes” et évité de parler d’hommes justes pour des motifs de sécurité, mais aussi parce que l’on n’est pas juste définitivement.

Ces actes sont souvent spontanés, ils ne sont pas prévus mais ils viennent d’une sorte de conscience et de corps alignés qui trouvent certainement leur fondement dans une transmission de maîtres, de parents, d’identification à des personnages de romans, ou de conscience des textes de lois.

Dans le cas du Burundi, il y a cependant un sérieux décalage entre la constitution d’inspiration occidentale et la vie quotidienne des burundais des collines. Ce n’est donc pas la Constitution qui est respectée mais plutôt un fond culturel burundais. Il faut en prendre connaissance car le lien entre les textes de loi et les valeurs culturelles, que l’on trouve dans les contes par exemple, est méconnu.

Une autre énigme reconnue dans tous les pays à propos des actes justes, c’est leur caractère de résistance, de désobéissance même : quand les valeurs sont inversées, le fou c’est bien celui qui continue à appliquer le respect, qui ne discrimine pas, qui ne tue pas. Et faire ce pas de côté, c’est sortir de ce qui est devenu la norme c’est-à-dire tuer.

Si on veut faire la promotion de ces résistances, de ces actes justes, on risque de tomber très vite dans l’éloge du bien contre le mal, et tout le monde d’être d’accord sur le bien qu’il va faire et le mal qu’il ne fera pas. La fonction moraliste est assurée par les “campagnes du bien”, de la réconciliation formelle ou obligée mais la fonction d’initiation à la résistance a-t-elle lieu ? Le coût de la liberté est-il facturé ? Celui du risque de mourir, de perdre son réseau d’amis, d’être torturé, traité de traître ? Et les ressorts de la lâcheté, celle de l’homme et de la femme banal·es, dont parle Anna Arendt sont-ils évoqués en profondeur ?

Le pouvoir cathartique du théâtre

On peut utiliser les arts pour rendre les discours moraux plus ludiques, mais l’art véritable ne se prête pas à ce type de fonction. On voit trop souvent des spectacles à vocation moralisatrice utiliser des techniques théâtrales pour produire des discours, des devoirs. Ce n’est pas de ce théâtre navrant dont je parle. Le théâtre a en effet valeur initiatique pour celui qui en comprend son essence : il propose au spectateur des tensions entre la vie et la mort, la solidarité et la solitude, l’amour et la haine, il les exacerbe, il humanise jusqu’au plus encombrant des assassins et questionne les cœurs purs…

Il permet d’embrasser idées, images et pensées que la morale ou les normes n’autorisent pas d’explorer “en vrai”. Et cette initiation a valeur de reconstruction, de fondation.

C’est ainsi qu’est née l’idée de créer une pièce de théâtre au Burundi avec une metteuse en scène, puis un metteur en scène qui ne craignaient pas de “faire entrer le diable dans l’église”. Là où la morale sociale et le droit ne s’aventurent pas, le théâtre peut apporter la compréhension des crimes et des meurtriers, des victimes et de leurs souffrances, des juges et la difficulté à juger.

Mais cette idée ne s’est pas imposée tout de suite. Alors qu’au Rwanda, les autorités ont préféré ne pas soutenir une initiative du même type, le ministre des droits de l’homme du Burundi a longuement pesé les risques de l’exercice en posant immédiatement la question de la catharsis : le théâtre allait-il mettre en danger des personnes ? Réveiller la mémoire, c’est en effet réveiller aussi les dénis, les volontés de revanche, l’accusation de trahison vis-à-vis de ceux qui se sont désolidarisés de leur communauté en sauvant des gens de l’autre communauté. La volonté de RCN Justice & Démocratie d’aller au fond des choses et celle de ne pas exacerber le conflit ont un moment été mises en balance. Les autorités n’avaient pas la garantie que RCN Justice & Démocratie avait cette capacité de libérer la parole tout en maintenant la paix sociale. Elles ont néanmoins fait ce pari et confié à RCN ce travail l’alignant à la volonté du gouvernement, dans la perspective de pacification en cours à Arusha entre des belligérants encore en conflit mais engagés dans un processus de paix.

Là où la morale sociale et le droit ne s’aventurent pas, le théâtre peut apporter la compréhension des crimes et des meurtriers, des victimes et de leurs souffrances, des juges et la difficulté à juger.

La dimension politique de la catharsis apparaît ici au premier plan dans la genèse des spectacles confiés à chaque fois à des metteurs en scène parfaitement identifiés comme capables de contribuer à une représentation cathartique de l’histoire du Burundi dans la langue du pays et avec des acteurs exclusivement burundais.

La fonction cathartique du théâtre a d’autant plus vocation à être animée, que les blessures, les actes, sont encore dans les esprits et les corps. La séparation d’avec eux doit encore s’opérer, car les crimes sont récents et les spectateurs impliqués dans le Réel.

La guérison passe par cette séparation. On est loin des pièces occidentales “qui donnent à réfléchir”. Le mot “représenter” n’a jamais été aussi vrai et urgent, les acteurs portent l’histoire meurtrière de leur pays dans leur chair en la rejouant.

Le pouvoir démocratique du théâtre

Il faut donc quelque part insister et profiter de cette occasion pour dire que ce n’est pas l’acte de produire une pièce de théâtre dans un pays pauvre qui est important mais plutôt que produire une pièce de théâtre dans un pays qui naît est tout à fait opportun. C’est la vocation même du théâtre et sa période la plus intense dans une démocratie. Le théâtre est concomitant à la démocratie. Il le fut en Grèce antique et il le fut également lors de son avènement en Europe.

La comparaison va plus loin encore. Avant la démocratie, ce sont en général les contes, les mythes et les légendes qui font la culture, mais il n’y a pas de représentation au sens strict. En démocratie, l’acte de représentation naît dans trois champs en même temps : justice, loi, théâtre. L’avocat·e représente une personne, et le jugement représente les faits. L’élu·e représente un·e citoyen·ne. Et l’acteur·rice représente une personne et ensemble, ils représentent le peuple. La démocratie se caractérise donc par ces divers phénomènes de représentation.

La création d’une tragédie au Burundi est donc un acte aussi politique que la création d’un tribunal et d’un parlement. Les trois sont des lieux de parole du peuple. Il est tout à fait pertinent de rappeler à cet égard que cette pièce, “Habuze Iki”, fut présentée au Parlement. Ce jour-là, à l’assemblée nationale, le peuple parla de la justice.

Partie d’une intuition que le théâtre pouvait dire ce que le droit et la morale ne disent pas, ce jour-là, les trois arguments d’une construction d’un état démocratique se sont trouvés confondus en un moment dans un lieu symboliquement fondamental.

Produire du théâtre c’est produire de la repré­sentation, c’est produire de la démocratie.

Aujourd’hui, les spectateur·rices qui assistent à la diffusion filmée de la dernière représentation du dernier spectacle nous disent qu’il serait impossible de jouer cette pièce. Démonstration par la négative que le théâtre et la démocratie ont un destin commun.

Les représentations de trois tragédies successives ont été vues par plus de 200.000 personnes. Elles ont été suivies de discussions avec les spectateur·rices sur le modèle de justice qu’ils·elles souhaitaient voir émerger. Un rapport a été publié par l’université Saint Louis, Bruxelles. Des recommandations ont été partagées lors d’un colloque avec les Nations Unies, lesquelles menaient à bien avec les autorités la création d’une commission Vérité et Réconciliation.

La pertinence du théâtre dans les pays en crise est aujourd’hui tempérée, il ne peut y être institué vu son coût et ses besoins en infrastructure. Et, sans institution, il n’y a pas d’inscription sociétale.

En approfondissant le questionnement sur les juridictions coutumières et leur histoire précoloniale et coloniale en marge des institutions, je comprends que ces juridictions coutumières possèdent des procédures de représentations (gestes, proverbes, danses, rites) et qu’elles sont peut-être encore plus légitimes comme outils de refondation et de règlement de conflit que le théâtre. On peut en résumer le fondement en citant le titre du texte de Jean Godefroy Bidima intitulé “la palabre, une juridiction de la parole”. Il y a donc à la fois de la justice et de la représentation dans cette tradition. Mais c’est un autre sujet.

Aujourd’hui, les spectateur·rices qui assistent à la diffusion filmée de la dernière représentation du dernier spectacle nous disent qu’il serait impossible de jouer cette pièce. Démonstration par la négative que le théâtre et la démocratie ont un destin commun.

Pierre Vincke

Ex-directeur et président de RCN Justice & Démocratie. Expert en justice transitionnelle en Afrique centrale et de l’Ouest. Romancier : "Les crocodiles dorment le jour" et "Le chant du pardon" (à paraître Edern Editions). Co-fondateur du certificat en justices transitionnelles de l’ULB et l’UCL et RCN Justice & Démocratie

Juriste, acteur, metteur en scène, sociothérapeute, Pierre Vincke a été aussi le directeur de RCN Justice & Démocratie pendant dix ans. Après une enfance passée au Congo, il entame des études de droit qu’il abandonne au profit d’une carrière théâtrale. Il reprendra ses études bien plus tard, pour s’engager dans la reconstruction des systèmes judiciaires et les propositions alternatives du revivre ensemble en Afrique centrale et de l’Ouest après des périodes de crimes de masse ou de dictature. Que la parole naisse, dans une salle d’audience ou sur une scène, là est le défi.
Photo d’ouverture : © Photo de Pixabay

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