La justice restaurative va au-delà de la sanction des actes répréhensibles ; elle se mobilise pour écouter, comprendre et reconstruire. Ainsi, en mettant les personnes affectées au centre du processus, elle permet d’adresser les souffrances et d’interroger les responsabilités individuelles et collectives et par la même occasion de retisser du lien dans les communautés.
Certaines expériences de justice restaurative englobent une réelle réflexion sur la dimension structurelle des violences. C’est la vision transformatrice que porte Salomé Van Billoen, criminologue et médiatrice, enrichie par ses expériences en justice restaurative au Rwanda et en Belgique.

Salomé Van Billoen, Criminologue et médiatrice.
Propos recueillis par Maéva Gonsallo. Transcription et rédaction par Sarah Vanhove.

Interview

Pouvez-vous vous présenter vous, votre travail en lien avec la question de la prévention et de la résolution de conflits ?

Salomé Van Billoen : Je m’appelle Salomé Van Billoen, je suis criminologue et médiatrice de formation. J’ai passé l’essentiel du début de ma carrière professionnelle au Congo et au Rwanda. D’abord pendant cinq ans à Lubumbashi, en République Démocratique du Congo, dans un projet en lien avec la création d’une école de criminologie à l’Université de Lubumbashi.

Puis j’ai passé quatre ans au Rwanda auprès d’une association rwandaise engagée en santé mentale communautaire. Là, j’ai accompagné pendant quatre ans des communautés villageoises dans l’expérimentation pilote d’une démarche de justice restaurative en lien aux violences sexuelles et domestiques, dans un contexte post-génocide, avec des blessures encore très présentes mais également des violences actuelles qui continuent de se déployer dans les communautés.

De retour en Belgique, j’ai d’abord travaillé pendant un an et demi chez Médiante, l’ASBL mandatée pour faire de la justice restaurative en matière pénale en Belgique francophone. Ensuite, comme membre du collectif “Retissons du lien”, j’ai coordonné la mise en place et facilité des cercles en justice restaurative : des espace de rencontre en marge du procès des attentats qui étaient ouverts à toute personne affectée, concernée par le terrorisme (personnes victimes endeuillées ou rescapées des attentats, parents touchés par l’engagement d’un des leurs enfants dans l’idéologie djihadiste, jeunes condamné·es pour leur engagement dans l’idéologie djihadiste, intervenant·es de première ligne confronté·es au phénomène de radicalisation violente).

Actuellement, l’un de mes projets est celui d’être investie avec d’autres dans une démarche documentaire relatant un chemin de guérison individuelle et collective en lien à des abus sexuels qui remontent à l’enfance et pour lesquels un procès avait eu lieu sans pour autant ne rien réparer pour les personnes concernées.

Quels sont selon vous les principes clés de la justice restaurative qui favorisent la prévention des conflits ?

Déjà le fait qu’on remette les personnes au centre et que tout le processus de la justice se fasse au départ de l’écoute de l’intégralité des personnes qui se sentent concernées par l’infraction qui a été commise, l’écoute de leurs souffrances et des besoins qui découlent de ces souffrances.

Il faut aussi mettre en lumière les responsabilités, évidemment celle de l’auteur de l’infraction mais aussi la responsabilité de l’intégralité des personnes qui ont participé au fait que l’infraction puisse être commise. En ce compris même la responsabilité de la société dans les normes qui la traversent et le fait que certaines de ces normes favorisent l’occurrence de certaines infractions.

Si je prends l’exemple des violences de genre, la société et ses normes ont forcément une responsabilité dans le fait qu’elles se déploient si largement. Responsabiliser et créer de la réflexion à tous les niveaux de la société favoriserait une réinsertion responsable et pourrait être à la clé une récidive moins importante. C’est ce dont j’ai pu être témoin au Rwanda : le fait que l’expérience de la justice soit collective et qu’elle rassemble autour des personnes directement concernées par la violence un nombre important de membres de la communauté, cela engage chacun·e à réfléchir ! Et du coup, le processus engage des niveaux de réflexions multiples. Initialement curatif, il en devient aussi préventif, avec les personnes au centre et la responsabilité individuelle et collégiale au cœur.

Il y aussi la question de la temporalité, si je caricature un petit peu le propos, la justice pénale convoque le passé sans réellement s’intéresser au présent et à l’avenir. Une fois que le jugement est tombé, les personnes victimes réalisent souvent que le seul fait d’infliger une peine à quelqu’un ne soulage que peu la leur. Les personnes auteures de violence doivent s’accommoder du jugement, un jugement souvent sourd aux conséquences sociales qu’elles entraînent, notamment pour l’entourage de l’auteur·rice. Ces conséquences sociales-là, dans l’expérience pilote de justice restaurative des communautés villageoises au Rwanda, elles sont prises en compte. Le tout s’inscrit dans une temporalité plus longue à travers un processus qui s’interroge sur ce qu’il génère.

Comment ces mécanismes restauratifs peuvent-ils être utilisés pour plutôt prévenir que résoudre les conflits ?

C’est presque un choix de société, une philosophie de vie. Créer des espaces de dialogue entre des personnes qui a priori ne se rencontrent pas car on pense que tout les oppose et qu’elles n’ont rien à faire ensemble, c’est refonder notre humanité partagée, c’est redonner une place à chacun et à chacune et c’est se poser la question de savoir comment on va cheminer ensemble.

Mais ça je pense que c’est aussi en famille ou dans les écoles que cela doit se faire, pas seulement dans le domaine de la justice pénale. C’est un regard sur le monde à adopter et c’est une façon de pouvoir remettre la puissance des personnes en valeur, montrer qu’elles peuvent, chacune à leur niveau, être actrices d’un processus de construction et même de justice si nécessaire, sans que ça ne soit d’emblée délégué à des personnes tierces. Je pense qu’il y a un vrai enjeu de se sentir concerné·es par ce que nous vivons et se ressentir en puissance de pouvoir trouver, à notre niveau, individuel et communautaire, les ressources qui peuvent nous aider à aller de l’avant pour faire face à la violence qui mine nos quartiers, nos familles, nos habitats groupés, nos sociétés, nos écoles, etc.

L’art du dialogue, c’est quelque chose sur lequel on devrait vraiment pouvoir se reposer pour que les personnes apprennent à s’écouter et à faire société ensemble.

Les pratiques de justice restaurative permettent-elles de discuter des dimensions structurelles et collectives des violences ? De quelle manière et quels sont les défis ?

J’ai envie de dire ça dépend où, parce que la justice restaurative prend la forme de l’endroit où elle se développe et donc ça dépend des ambitions que les gens souhaitent lui donner. En Belgique, la dimension structurelle des violences n’est que peu embrassée par le processus de la justice restaurative tel qu’il se déploie aujourd’hui. Parce qu’on reste dans un dispositif qui se limite à rendre essentiellement possible le dialogue entre l’auteur et la victime de l’infraction, parfois leurs proches mais pas la société plus largement représentée. Or évidemment personne n’est dupe, quel que soit le fait de violence, il y a toutes les personnes autour de la victime et de l’auteur qui sont affectées et aussi bien sûr, bien souvent des normes sociales à questionner.

Mais si je prends l’expérience au Rwanda, à partir du moment où la communauté villageoise se réunissait autour des couples où il y avait eu de la violence, elle se rendait bien compte que cette violence disait quelque chose de la communauté entière. Les rapports de domination en matière de genre sont l’expression d’un paysage complexe dans lequel chaque personne occupe une place : il y a celles qui commettent des violences (ici souvent les maris, pères de famille), celles qui les subissent directement (les femmes, les enfants) ou indirectement (l’entourage de la femme et du mari), celles qui les silencient (les voisin·e·s notamment), celles qui s’en détournent (les autorités), celles qui perpétuent le cadre social à la faveur de leur déploiement…. Bref, si les souffrances sont plurielles, les responsabilités le sont aussi. Et bien plus nombreuses sont souvent les personnes dont la parole gagnerait à être entendue dans les processus de réparation qui sont mis en œuvre.

Je pense qu’au plus on donne une dimension communautaire à la justice restaurative, au plus on s’ouvre à la possibilité qu’elle puisse adresser la violence à un niveau structurel.

Dans le film “Je verrai toujours vos visages”, il y a cette fameuse scène où Chloé, qui a été violée par son grand frère à plusieurs reprises, le rencontre à sa sortie de prison dans le cadre d’un dialogue restauratif. C’est notamment l’occasion pour eux de mettre en dialogue leur enfance partagée, pour Chloé d’avoir des réponses à des questions qui la hantaient depuis toujours, pour lui de prendre la mesure de l’impact et de la souffrance que les viols qu’il a commis ont engendrés. C’est précieux évidemment, particulièrement pour eux deux, respectivement comme victimes et auteurs directs.

Mais quand on sait que l’inceste touche un enfant sur dix, ce n’est évidemment pas suffisant et c’est bien la preuve qu’on n’adresse pas à travers ces processus-là en justice restaurative la dimension structurelle de la violence de l’inceste, qui est un fait de société qui se déploie aussi largement en partie grâce à toutes les couches de silence qui existent. Du silence de la victime auquel elle est quasi toujours contrainte et dont elle ne peut que très difficilement s’affranchir jusqu’au silence de la société, en passant par le silence de la famille, des amis, de la police, de la justice, …

Si on n’adresse pas la dimension structurelle de la violence, on ne permet pas de créer de la transformation sociale. J’ai vraiment le souhait qu’on puisse aller vers des dispositifs qui permettent de penser la restauration individuelle et collective et qu’on ne soit plus dans des systèmes où on fait comme si la violence n’était qu’une question interindividuelle, qu’elle ne concernait que deux personnes parce que dans l’immense majorité des cas, elle dit quelque chose de la société plus largement considérée.

En quoi l’approche de la justice restaurative peut-elle contribuer à modifier les structures sociales, politiques ou institutionnelles qui entretiennent les conflits ?

D’abord, parce qu’elle part du principe que le monde n’est pas binaire, qu’il est complexe et qu’on doit donner une place à des narrations plurielles qui parfois s’entrechoquent, en ce compris les narrations systématiquement tues par le système pénal. Les gens disent souvent de la justice restaurative qu’elle est bisounours, mais c’est tout l’inverse. Il n’y a rien de plus naïf que de voir le monde en noir et blanc. La justice restaurative, elle, s’efforce de voir les nuances de gris, elle offre un autre regard et propose un autre traitement de la criminalité et des conflits. Les processus qu’elle imagine peuvent éventuellement tout à la fois favoriser la responsabilisation, la réparation, la restauration, la sécurité et l’apaisement.

Ensuite, et bien évidement seulement si elle ambitionne d’avoir aussi une visée transformative, elle peut permettre une réflexion profonde sur les systèmes de domination structurelle qui sont à l’œuvre. Si on crée des espaces de dialogue et qu’on fait attention à ce que les systèmes de domination présents dans la vie de tous les jours ne s’y rejouent pas, mais qu’au contraire on les met en lumière et on les détricote collectivement, je pense qu’on se donne les clés pour que la philosophie de la justice restaurative puisse impacter de nombreux systèmes, bien au-delà de celui de la justice. Prenons l’exemple du secteur de la coopération : comment créer les conditions d’une égalité partenariale si on n’adresse pas la question de la violence structurelle, du racisme sociétal et de la domination souvent intrinsèques aux façons de relationner entre pays ?

Avez-vous un exemple concret de justice restaurative qui a permis d’adresser la dimension systémique des violences ?

Comme je le disais, les couples et familles dans lesquels il y a de la violence au Rwanda. Le processus suivi adresse la dimension structurelle de la violence car la communauté se réunit autour de la famille et réfléchit à des voies de protection d’abord, puis à des voies de traitement, de sanction et de réparation ensuite. Mais tout d’abord la protection psychique et physique des personnes violentées : quelque chose se joue au sein de la communauté pour faire en sorte que les personnes en danger soient protégées par le collectif car le collectif a un rôle à jouer.

Quand les sanctions réparatrices sont discutées, certes la personne autrice de violence va faire l’objet d’une réprobation collective et les personnes de la communauté vont proposer des formes de sanctions réparatrices. Mais les personnes au sein de la communauté vont aussi se mettre en responsabilité, se questionner sur le rôle qu’elles ont joué pour que la violence ait pu avoir lieu et ce qu’elles peuvent faire pour que ça n’arrive plus. Je me souviens du père d’une jeune femme qui subissait des violences extrêmes de la part de son mari. Le père disait qu’il savait ce que sa fille endurait mais qu’il ne savait plus quoi faire ni à qui s’adresser pour que ces violences cessent. Il reconnaissait lui aussi sa part de responsabilité. De la même manière, un tenancier de cabaret qui reconnaissait qu’il pouvait à l’avenir avoir un rôle positif à jouer en ne permettant plus au mari violent de venir s’enivrer chez lui le soir au café. Ce tenancier, en participant au cercle de dialogue et de guérison communautaire le jour où la communauté s’est rassemblée autour de la famille où la violence se déployait, il a pris conscience de là où il pouvait activement participer aux chemins de responsabilisation et de réparations possible.

Si on n’adresse pas la dimension structurelle de la violence, on ne permet pas de créer de la transformation sociale. J’ai vraiment le souhait qu’on puisse aller vers des dispositifs qui permettent de penser la restauration individuelle et collective et qu’on ne soit plus dans des systèmes où on fait comme si la violence n’était qu’une question interindividuelle […]

Il faut aussi mettre en lumière les responsabilités, évidemment celle de l’auteur de l’infraction mais aussi la responsabilité de l’intégralité des personnes qui ont participé au fait que l’infraction puisse être commise. En ce compris même la responsabilité de la société dans les normes qui la traversent et le fait que certaines de ces normes favorisent l’occurrence de certaines infractions.

Ce sont des exemples très concrets mais qui montrent que la responsabilité vis-à-vis des faits passés et en lien à ce qu’il y a lieu de mettre en place pour l’avenir n’est pas portée par l’auteur direct de la violence seulement. Il y a eu toute une série d’acteurs et d’actrices qui peuvent prendre conscience de toute une série de chose et désormais jouer un rôle dans la recherche de solutions. Par ailleurs, ce qui se met en débat dans la communauté au moment des cercles, c’est aussi le rapport à la norme, les normes sociales qui font mal et les valeurs profondes autour desquelles les gens veulent pouvoir refaire communauté.

Voilà quelques exemples, mais il ne s’agit évidemment pas d’une “recette”, simplement de cheminements qui s’essayent à de la transformation sociale.

Quelles relations entretenez-vous avec les acteur·rices du système pénal (police judiciaire, parquets, magistrats du siège, personnels pénitentiaires) et comment perçoivent-ils·elles les actions inspirées par la justice restaurative et transformative ?

Il ne doit pas tant être question de mes relations avec les acteur·rices du système pénal. Ce qui est important, c’est l’immense travail abattu par l’asbl Médiante pour faire en sorte que la justice restaurative puisse être connue et reconnue par l’intégralité des acteur·rices du système judiciaire.

La possibilité d’avoir recours à un dialogue restauratif est un droit consacré par une loi en Belgique. Un droit que toute personne qui se sent concernée par une infraction en matière pénale peut faire valoir, en complémentarité de la procédure pénale, quel que soit le niveau de gravité des faits et à tous les niveaux de la procédure. Il est également prévu un devoir d’information des parties quant à l’existence de ce droit, d’où l’importance que les différent·es acteur·rices de la chaîne pénale effectue ce travail de transmission de l’information. Il faut que les citoyens et les citoyennes puissent savoir que ça existe et puissent, en toute souveraineté, se poser la question de la pertinence de ce type de processus ou de dispositif pour eux ou pour elles-mêmes dans leur cheminement propre.

Au Rwanda, la situation était différente parce que c’était une expérience pilote qui se déployait avec l’aval des autorités locales du secteur et des autorités judiciaires. On avait des espaces d’échanges avec elles·eux pour permettre un retour d’expérience. Et puis, la situation était différente en ce sens que dans de nombreux cas, la justice restaurative ne venait pas en complémentarité mais en alternative d’une justice pénale dont les instances restaient bien souvent très éloignées physiquement et même “culturellement” des réalités villageoises.

Les enjeux relationnels avec les acteur·rices du système judiciaire n’étaient donc pas les mêmes.

Vous venez de dire justement que la justice restaurative peut être envisagée comme une approche complémentaire au système pénal. Est-ce valable uniquement en Belgique ou dans d’autres contextes aussi ?

En Belgique, l’approche est dite maximaliste. Concrètement, cela implique que le dialogue restauratif mis en place n’est aucunement associé à une éventuelle extinction des poursuites. Mais qu’en revanche, avec le consentement des parties, tout ou partie du contenu de leurs échanges peut éventuellement être transmis à l’autorité judiciaire. Cela, dans l’idée de préserver la possibilité d’une incidence utile du processus de dialogue sur la décision de justice qui pourrait dès lors être imprégné d’une plus grande dimension restaurative et ce, dans l’intérêt des deux parties.

Aussi, il est important de ne pas perdre de vue l’importance de réfléchir au développement de la justice restaurative dans des cas qui ne font pas l’objet d’une plainte, notamment les si nombreux cas de violences sexuelles enterrés par la loi du silence pour mille et une raisons et notamment parce que le système pénal n’a cessé de montrer son inadéquation au traitement de ces violences. Si les violences sexistes et sexuelles mettent en échec le système pénal, cela ne devrait en aucun cas être une raison de ne pas créer d’autres espaces propices au déploiement d’autres formes de justice.

Mon souhait est que nous puissions créer des espaces pluriels et ambitieux et que la justice restaurative ne se contente pas de n’être qu’une voie de traverse à un système central essentiellement rétributif. Le rôle de la justice restaurative n’est pas de mettre des pansements mais de réfléchir au sens profond de la justice, aux priorités qu’elle doit servir et aux chemins qu’il y a lieu de rendre possible pour que les personnes puissent vivre des expériences significatives de justice et se reconstruire en lien avec elles-mêmes et leur environnement.

Nous nous devons de réfléchir à comment déployer des processus de justice qui créent de la transformation sociale en remettant les acteurs et actrices au cœur, en adressant la violence par les biais des souffrances engendrées et des besoins qui en ont découlés, en interrogeant les responsabilités qu’il y a lieu de mettre œuvre et en mobilisant les ressources individuelles et communautaires qui existent pour réparer, restaurer, réinsérer et peut-être un jour pacifier.

Connaissez-vous des exemples probants de justice restaurative associés aux initiatives de lutte contre l’impunité des crimes internationaux dans les contextes africains ?

Comme beaucoup, j’ai notamment suivi ce qu’il s’est passé en Afrique du Sud. Cela étant, je connais mieux les juridictions gacacas au Rwanda car je les ai étudiées dans le cadre de mon mémoire. Ce sont donc les tribunaux populaires qui se sont vu confier la charge de la poursuite des crimes de génocide. Pour autant, il ne s’agissait pas d’un système restauratif en tant que tel. C’était en réalité un système hybride entre une procédure pénale et des méthodes traditionnelles de résolution des conflits imprégnée d’une dimension restaurative forte, couplée ici à la recherche de la vérité et de la justice.

Le Rwanda ne pouvait en effet pas se permettre de poursuivre dans des procédures judiciaires classiques interminables, qui auraient très probablement laissé un goût amer de justice inachevée en plus d’être intrinsèquement aveugle aux enjeux de l’avenir. Il a fait le choix d’un processus de justice imparfait et ambitieux, avec la volonté de tout faire pour pouvoir se donner les moyens d’un jour permettre une forme de pacification des relations dans un contexte qui ne laissait pas le choix aux personnes d’avoir un jour à revivre auprès des gens qui ont tué les leurs pour les personnes rescapées, ou auprès des familles dont ils ont tué les membres pour les personnes génocidaires.

Que peuvent concrètement apprendre les pays du nord des pratiques de justice restaurative appliquées au sud ?

Il y a beaucoup de choses à apprendre.

Un des éléments majeurs je pense, c’est le sens et la place de l’écoute.

Ce qui m’a bouleversée au Rwanda, qui est probablement lié au niveau de maturation émotionnelle de par l’histoire que les personnes rwandaises ont traversée, c’est que dans des dispositifs où il n’y avait pourtant pas d’injonction à la bienveillance, il y avait une telle disposition à l’écoute. C’est comme si plus on vivait en communauté plus on savait l’importance de s’entendre, de s’écouter.

Il faut aussi ne jamais perdre de vue que demain est à construire et que pour le construire il faut se donner l’espace de le penser.

Le processus de la justice doit convoquer le passé mais s’il ne sert pas l’avenir, il ne sert à rien. Dans l’expérience de la justice dont j’ai été témoin au Rwanda, cela allait de soi. Alors qu’ici, “demain” semble complètement absent des enjeux de la justice.

Enfin, la dimension communautaire et sociétale.

Elle consiste à ne jamais éluder le fait que toute forme de violence touche un nombre beaucoup plus considérable de personnes que le système pénal ne veut bien le laisser entendre. Il faut donner une place à l’expression de ces personnes et de leurs souffrances plurielles. Aussi donner une place aux nombreuses personnes mises de côté qui peuvent pourtant jouer un rôle précieux dans les chemins de responsabilisation et de possibles réparations.

Alors, posons-nous la question de savoir comment faire en sorte qu’on puisse créer des espaces propices à d’autres formes d’expression de la justice, qui soit réellement au cœur de la cité, à la portée des gens et à la faveur de leurs compétences et de l’utilisation de leurs ressources. Des espaces qui nous permettraient aussi de prendre la mesure des réels enjeux sociétaux qui se trament derrière toutes les formes de violences, commises et subies.

Ce qui m’a aussi touché dans ce que j’ai eu à voir de l’expérience de la justice restaurative dans quelques villages du Rwanda, c’est la place qui était accordée aux personnes victimes.

Une place significative qui rendait possible l’expression de leur souffrance et de l’impact de la violence subie sur leur vie. Et à travers cette place qui leur était donnée, les auteurs se retrouvaient confrontés au visage de la souffrance qu’ils ont occasionnée. Il en découlait une prise de conscience et une difficulté à désormais s’en détourner. Dans ce contexte, la dimension restaurative de la peine devient plus tangible. Il n’est pas que question d’infliger une peine mais aussi de soulager les peines et d’ouvrir des chemins de reconnaissance et de responsabilisation.

Comment peut-on mieux aborder les sujets sensibles tels que les attentats ou les conflits dès maintenant afin de prévenir leur escalade et leurs conséquences négatives à long terme, comme la montée de l’islamophobie après des attentats ou l’instabilité persistante dans les Grands Lacs suite au génocide perpétré contre les Tutsi ?

C’est une question vertigineuse qui entraîne évidemment plein de niveaux de réponse.

L’une des réponses serait sûrement la prévention. Avec le collectif “Retissons du lien” créé par Isabelle Seret et Vincent de Gaulejac deux ans après les attentats de Bruxelles, c’est ce qu’on s’est attelé à faire depuis lors. Nous n’avons jamais cessé de témoigner dans les écoles, dans les IPPJ, dans les prisons, dans les universités, dans les associations. Faire entendre la voix des personnes victimes du terrorisme (j’entends par là les personnes rescapées ou endeuillées par les attentats, mais aussi les parents de jeunes qui se sont engagé·es dans l’idéologie djihadiste et qui sont partis et bien souvent morts en Syrie), c’est essentiel. Si ces personnes-là peuvent témoigner de ce qu’elles ont vécu, de l’impact que ça a eu sur leur vie, des conséquences à long terme, de leurs besoins, de leurs peurs, de leur volonté de pouvoir réapprendre à refaire confiance, ce sont des partages qui ne laissent personne indemne. Et si des personnes de la société civile peuvent se joindre à elles pour réfléchir ensemble à ce qui NOUS est arrivé, c’est d’autant plus fort. Nous poser la question tous ensemble de ce que les attentats, qui sont à la fois le reflet et à l’origine de nombreuses fractures sociales, ont ébranlé dans notre histoire collective, de ce qu’ils racontent de notre société. C’est là, dans ces espaces de dialogue-là que se recréent des ponts, que se redessinent des chemins de remises en question, d’écoute, de déstigmatisation. Des chemins porteurs d’espoir.

Auriez-vous des recommandations ou un mot de fin ?

Mon fils de 16 ans me disait ce matin “Réparer les blessures, restaurer les liens, réconcilier l’humanité”. Ça paraît très utopique et pourtant j’étais touchée que cela vienne de la part d’un enfant de 16 ans.

En effet, il y a évidemment toujours des blessures ouvertes qui sont manifestes et le chemin de la réparation, quel qu’il soit, ne permettra pas de retrouver la vie d’avant ces blessures. Là n’est d’ailleurs pas l’ambition de la justice restaurative. En revanche, si le chemin de la justice était aussi un chemin de guérison et de profonde réflexion, il en découlerait peut-être davantage de graines de préventions. Et qui dit prévention ose espérer moins de nouvelles blessures à l’horizon.

Essayons peut-être de remettre l’écoute au cœur et la reconnaissance de l’altérité comme les clés d’un avenir apaisé. Ce qui me fait profondément vibrer, c’est la philosophie Ubuntu qui dit “je suis parce que nous sommes”. Ça remet l’individu dans le collectif et le collectif dans l’individu, on peut alors se réinventer et faire ce chemin en lien à nous-mêmes, à nos communautés d’appartenance et à notre vaste humanité partagée.

Salomé Van Billoen

Criminologue et médiatrice

Salomé Van Billoen est criminologue et médiatrice. Elle a notamment travaillé en Afrique durant 10 ans, en République Démocratique du Congo et au Rwanda.

Au Rwanda, elle a accompagné des communautés villageoises dans un processus de justice restaurative en lien aux violences domestiques et sexuelles. Inspirée par cette expérience et convaincue par sa portée universelle, elle l’a documentée avec François Bierry dans le film « Les cornes de la vache » (Bande d’annonce, Vimeo).

Elle a ensuite été directrice adjointe de Médiante qui est un Centre de justice restaurative pour toute la Belgique francophone.

Devenue membre du groupe « Retissons du lien – Penser ensemble pour agir en commun », elle a, en marge du procès des attentats, coordonné la mise en place et facilité des cercles en justice restaurative, ouverts à toute personne affectée ou concernée par le terrorisme.

Photo d’ouverture : © Photo by Felix Mittermeier from Pexels

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