Disons d’entrée de jeu l’essentiel : les conflits sont nécessaires. Tant au développement des organisations qu’au développement des sociétés ou des personnes qui y vivent. Nous parlons ici de conflits, pas de guerres ni de violence, deux représentations souvent convoquées dans l’imaginaire des conflits. Les conflits signalent des ruptures dans le cours normal de la vie. Ils surgissent là où il se passe “quelque chose”, de nouveau ou d’inhabituel, quelque chose qui existait peut-être avant mais qui ne se donnait pas à voir ni à entendre. La première fonction d’un conflit est précisément celle de rendre visible et audible ce qui ne l’était pas, ou pas assez.

Philippe De Leener, fondateur d’Inter-Mondes et expert associé, ingénieur agronome, phytopathologue et docteur en psychologie.

Les conflits remplissent des fonctions fondamentales pour le bon fonctionnement des sociétés humaines. On peut même dire sans se tromper qu’ils sont indispensables à la vie en société et, même paradoxalement, à une vie saine et paisible. Une société, une organisation, une personne sans conflit signifie qu’il y a un manque de vitalité. C’est pourquoi la perspective de “régler un conflit” doit d’emblée être questionnée. En effet, si on veut dire que chercher à solutionner un conflit revient en fin de compte à le faire disparaître, le risque est grand de jeter les bases d’un processus mortifère d’amplification ou d’aggravation de la violence. Précisément ce qu’on cherche à éviter. Dans les sociétés humaines, les conflits ne sont pas destinés à être “solutionnés” mais à être “valorisés”, c’est-à-dire à être mis au service de “quelque chose”. Les conflits, par essence, ont vocation à servir. Ce sont des instruments politiques et sociaux, vecteurs de changement. Si les conflits sont foncièrement utiles, la bonne question n’est dès lors pas celle de savoir comment les éliminer mais plutôt celle de savoir quel usage en faire, au bénéfice de qui et de quoi, ou plus largement, comment s’en servir pour construire du mieux-être pour tous et chacun autant que pour toutes et chacune.

Les conflits sont utiles

Si on accepte une telle perspective, plusieurs idées forces peuvent être portées à l’avant-plan. Et tout d’abord celle-ci : les conflits sont avant tout des messages qu’il faut pouvoir traduire. Ils disent toujours quelque chose qui ne parvient pas à se dire et qu’il convient de déchiffrer. Aussi, une question importante à se poser d’emblée lorsqu’un conflit éclate est celle de savoir ce qu’il exprime à travers la bouche de qui : qu’est-ce que le conflit nous apprend sur telle situation ou sur telles personnes, physiques ou morales ? Ou, plus exactement, qu’est-ce que ces personnes, ces organisations ou institutions veulent dire lorsqu’elles déclenchent ou se retrouvent embarquées dans un conflit ? En somme, le conflit se comprend alors comme un texte à lire et à déchiffrer. Un texte sinueux, toujours difficile à interpréter. Le point clef dans la lecture d’un conflit compris comme un texte est de déterminer clairement qui veut exprimer quoi à travers tel conflit, à ce moment-là, à cet endroit-là, à ce propos-là, avec ces moyens-là, avec ces gens-là. Ou, plus largement, qu’est-ce qui attendait d’être exprimé et qui trouve enfin à se dire au moyen d’un conflit ? Au-delà des mots, sinon “entre les mots” qui se donnent à entendre ?
Les conflits sont le moteur des relations entre les personnes, entre les institutions ou entre les institutions et les personnes. En matière de partenariat, ils sont de véritables catalyseurs. S’agissant de partenariats dans le champ du développement, souvent le premier réflexe est d’éviter les conflits ou de les minimiser. C’est une erreur : les partenariats sains reposent justement sur la possibilité de faire “quelque chose” de constructif avec les désaccords ou avec les tensions qui surgissent inévitablement au détour des enjeux que soulèvent ces partenariats. Au passage, le surgissement de conflits et la manière dont on en a fait usage fournissent de bons indicateurs sur la valeur – et l’avenir – d’un partenariat qui ne se réduit pas à une rencontre de larrons. Les conflits soulignent les lignes de démarcation, les différences qu’on ne percevait pas au départ mais dont il conviendra de faire “quelque chose”. Les leçons ou les apprentissages qu’on peut retirer d’une relation de partenariat proviennent le plus souvent de ces désaccords ou ruptures qui perturbent le cours “normal” des choses. Pourquoi ils ne font pas ça comme ça qui est pourtant tellement “évident” ? Évident pour nous mais pas pour elles ni pour eux. Pourquoi ? Ne perdons jamais de vue que, dans le sillage des “évidences”, on découvre des rapports de force tandis que pèse de tout leur poids la pression des intérêts divergents qui ne trouvaient pas à s’exprimer au début de la relation partenariale. L’avenir, la puissance mais aussi la pertinence d’une relation partenariale dépendent de la manière dont les conflits qu’elle génère sont mis au travail. C’est-à-dire, pas simplement “résolus” mais exploités explicitement pour transformer “quelque chose” dans les pratiques, dans les critères, dans les modalités mais aussi dans les finalités, sinon même dans les valeurs mobilisées pour “agir ensemble”. Justement, le “ensemble partenarial” se construit à la faveur de conflits qui ont été valorisés et dépassés.

Quel conflit pour qui ?

Les conflits ne sont pas forcément partagés. Un conflit pour soi peut ne pas exister pour les autres, et vice versa. Une des premières tâches lorsqu’on veut discuter d’un conflit avec les différentes parties consiste à le délimiter précisément : savoir quel est le conflit et pour qui. Il s’agira de vérifier si les acteurs qui se mobilisent – ou se retrouvent mobilisés – dans un conflit partagent bien le même conflit. En disant cela, on porte à l’avant-plan la nécessité qu’il y a de construire le conflit comme préalable à toute tentative d’agir sur lui ou d’en faire “quelque chose”. Un conflit utile est un conflit qui a été déconstruit et reconstruit par ceux et celles qui le vivent. Il y a à cet endroit toujours matière à quiproquos. Or, les quiproquos, on le sait, sont régulièrement à la source de tensions qui peuvent dégénérer en conflits (« Je croyais que l’autre croyait que … », etc.). Mais les conflits eux-mêmes sont des générateurs de quiproquos : ils ont pour effet de mettre en lumière tous ces non-dits ou ces impensés qui balisent les relations en arrière-plan. Ces quiproquos sont parfois laissés de côté, ce qui explique que les conflits peuvent donc être niés, au sens où on nie leur existence, où on fait “comme si” il n’y avait rien de spécial, rien de vraiment sérieux.

En disant cela, on met le doigt sur un défi important à relever lorsqu’on se retrouve embarqués dans une dynamique conflictuelle. Il tient dans une question : sommes-nous bien dans le même conflit ?

Les conflits sont le moteur des relations entre les personnes, entre les institutions ou entre les institutions et les personnes. En matière de partenariat, ils sont de véritables catalyseurs.

En disant cela, on met le doigt sur un défi important à relever lorsqu’on se retrouve embarqués dans une dynamique conflictuelle. Il tient dans une question : sommes-nous bien dans le même conflit ? Car derrière un conflit “déclaré”, souvent se glisse un ou d’autres conflits non déclarés, des conflits clandestins en quelque sorte. Il n’est pas rare que, chemin faisant, on découvre alors que le conflit “déclaré”, celui qui fait du bruit, n’est pas le “vrai” conflit mais tout au plus le masque qui sert à occulter le véritable conflit, celui qu’on ne parvient pas à exprimer. Comme les trains, un conflit déclaré en cache souvent un autre non déclaré, sinon non déclarable. Pire, il arrive régulièrement que tel conflit qui éclate ici à propos de cela protège en fin de compte un autre conflit, plus délicat, plus profond, celui dont personne ne veut parler ou entendre parler. On peut en tirer une règle : les conflits les plus bruyants protègent souvent le silence d’autres conflits tapis en arrière-plan dans la conscience des acteurs. Ou, pour le dire autrement, des conflits locaux, bruyants, masquent régulièrement un conflit systémique invisible, tapis dans l’épaisseur des circonstances. D’où cette question toujours utile à soulever : quel autre conflit se configure derrière le conflit sur lequel nous dépensons nos énergies ? L’existence de chaînes de conflits explique pourquoi en s’efforçant à tout prix de “résoudre” un conflit ici et maintenant il arrive qu’on prépare le terrain pour le surgissement de nouveaux conflits, ou du même conflit mais sous un nouveau travesti, souvent plus dur, plus rugueux. Cela dit, en pratique, cela peut être une stratégie pleinement assumée : on commence à travailler sur un conflit local sur lequel toutes les parties semblent s’accorder pour, ensuite, progressivement, amener sur la table d’autres conflits plus délicats qu’il aurait été impossible d’aborder d’emblée. Mais alors, bien entendu, il faut garder en ligne de mire la perspective que l’action immédiate, à court terme, est instrumentale et qu’elle sert de “démarreur” pour travailler plus en profondeur et dans la durée.

Les conflits comme moteurs du développement

Les conflits font partie de la vie des territoires. On peut même affirmer sans trop de risque que la vitalité des territoires dépend d’un certain niveau de conflictualité interne, c’est-à-dire de l’existence de conflits en son sein. En effet, les conflits remplissent un certain nombre de fonctions importantes dans la vie des territoires. Ainsi, par exemple, ils aident à la “maintenance” des relations entre les familles d’acteurs et d’actrices, servant notamment à configurer ces familles autour d’enjeux divergents, éventuellement contradictoires. Cela peut paraître paradoxal à première vue mais, en y regardant de plus près, on découvre que, dans la vie des territoires, les conflits contribuent au développement des interfaces relationnelles en même temps qu’à la création de dispositifs et de pratiques de négociation qui établissent et renforcent les liens de coopération que les familles d’acteurs nouent entre elles. Ils encouragent aussi la créativité sociale, politique et économique car, dans le sillage des conflits, leur histoire et leurs péripéties, il se dégage toujours de nouveaux arrangements, de nouvelles façons de convenir et de faire, de nouvelles conceptions toujours susceptibles de générer du renouveau ou des innovations propices au bien vivre ensemble. En outre, les conflits, surtout s’ils débouchent sur des perspectives nouvelles et s’ils débusquent de l’inattendu, jouent un rôle souvent décisif dans la construction du sentiment communautaire, ce sentiment diffus mais décisif dans la vie des territoires qui fait qu’on se sent vraiment vivre “quelque part”, un quelque part qui fait profondément partie de sa personne et son bien-être.

Si on s’intéresse au changement, on conviendra rapidement que les conflits sont d’une grande importance. Ils ne sont jamais loin des processus de changement dont ils sont le plus souvent la signature. On peut même dire qu’en l’absence de conflits on peut sérieusement douter qu’il y ait un quelconque processus de changement en marche. Notons bien, cependant, que les conflits n’aboutissent pas forcément, et certainement pas systématiquement, à des changements. Au contraire, ils peuvent contribuer à protéger durablement le statu quo. Dans tous les cas cependant, les conflits offrent une opportunité pour travailler sur des transformations systémiques, c’est-à-dire, dans notre langage, du changement de type 2[1]. En effet, en travaillant sur ce qui est à la racine du conflit sur lequel on veut agir, on ne manquera pas de dévoiler que tel ou tel mécanisme agit alors que nous ne nous en rendons même pas compte. Les conflits sont d’ailleurs souvent le moyen grâce auquel ce genre de mécanismes se donne à voir dans la vie de tous les jours. En somme, les conflits sont un peu comme leurs étendards. Ainsi, en investiguant le ou les mécanismes mis en jeu dans tel conflit, on constatera que ces mécanismes sont exactement ceux sur lesquels les efforts visant des changements systémiques portent ou … devraient porter.

L’utilité de “gérer” les conflits

On le voit à la lecture de ce qui précède, les conflits sont avant tout des ressources sur lesquelles on peut s’appuyer solidement pour agir sur la société ou l’organisation concernée. Il ne s’agit en tout cas pas de simplement les régler ou de leur trouver des solutions. Au contraire, en s’enfermant dans une perspective de résultat, c’est-à-dire celle qui consiste à voir les conflits simplement comme autant de problèmes à régler, celle que malheureusement les exercices de médiation promeuvent le plus souvent, on prend le risque, non seulement de faire renaître le même conflit, éventuellement ailleurs et sous des formes nouvelles, mais surtout de l’aggraver et de l’étendre. Car les conflits ne disparaissent jamais totalement, raison pour laquelle il est prudent de parler de gérer des conflits – positivement et durablement – plutôt que de déclarer vouloir les régler ou les éliminer. Comme le dit si bien un proverbe sahélien, « ce n’est pas parce que le lion ne rugit plus qu’il est repu ».

philippe.deleener@uclouvain.be

[1] Sans rentrer dans les détails, on peut distinguer deux types de changement, un premier de type 1 lorsque le changement se marque par la mise en œuvre d’une solution à un problème situé et un second de type 2 lorsque le changement affecte – transforme – le fonctionnement du système dans lequel le problème a surgi (Voir à ce sujet De Leener, P. & Totté, M. (2018). Transitions économiques. Pour en finir avec les alternatives dérisoires. Edition Croquant, 287 p.)

Philippe De Leener

Fondateur d’Inter-Mondes et expert associé, ingénieur agronome, phytopathologue et docteur en psychologie

Professeur émérite de l’Université Catholique de Louvain (Belgique), il a enseigné divers cours d’économie et de politique africaine ainsi que l’évaluation et la gestion stratégique des projets de développement. Il a enseigné également dans diverses universités ou hautes écoles en France et en Suisse. Il est membre de l’équipe de la Clinique de l’Activité (Laboratoire de Psychologie du Travail et de l’Action, CNAM Paris) et consultant auprès de diverses organisations internationales. Il a présidé l’organisation Inter-Mondes Belgique jusqu’à sa retraite légale. Il est l’auteur avec Hugues Dupriez d’une collection de livres sur les savoirs paysans en Afrique.

Photo d’ouverture : Photo de Nika Benedictova sur Pexels​

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