La systématisation d’une lecture du monde où le bien-être des sociétés extra-occidentales est entendu comme un processus modernisateur sous forme de duplication de la trajectoire occidentale en terres extra-occidentales, s’opérationnalise avec encore plus de robustesse et de formalisation avec le surgissement du développementalisme au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Thierry Amougou, économiste (professeur à l’UCL), membre de IACCHOS (Institut d’Analyse du Changement dans l’Histoire et les Sociétés Contemporaines) et du haut comité d’experts sur la transition juste (Belgique)

Ce développementalisme, à la fois une politique relationnelle Nord/Sud, une stratégie et une modalité de partenariat, se base sur trois principaux fondements qui existent déjà en creux dans le procès colonial :

  • Tout le monde veut se moderniser suivant la voie occidentale de ce processus ;
  • Toutes les sociétés sont mues par un « gène modernisateur » qui les tracte malgré elles vers la voie occidentale du développement capitaliste ;
  • Les identités, les contextes, les cultures et les histoires singulières ne comptent pas ou très peu. Il faut passer outre pour activer le « gène modernisateur » parfois en latence dans de nombreuses sociétés « arriérées » des Suds.

La dynamique des rapports Nord/Sud issue d’une telle lecture du monde a divisé celui-ci en deux : D’un côté, les pauvres, les ignorants, les préscientifiques vivant dans des univers de carences généralisées (Sud global, chaque pays du sud) et non rationalisés. De l’autre, les riches, les savants, les scientifiques vivant dans les univers d’abondance et rationalisés (Nord global, chaque pays du Nord). Un telle dichotomie et classification du monde ne peut s’être faite sans une forme de raison : c’est la raison développementaliste. Quelles sont ses caractéristiques ? Quel type de coopération Nord-Sud en découle ? Quel monde génère-t-elle ?

Raison développementaliste et coopération Nord/Sud[1]

Dans son ambition de compréhension du phénomène historique désigné « modernité », Max Weber pose l’hypothèse de rattacher la naissance de la société occidentale moderne à un processus de rationalisation. Approche wébérienne nécessaire à la compréhension des bases rationnelles du développement comme phénomène inventeur et structurant des rapports Nord/Sud. En effet, c’est à la fin de la Deuxième Guerre mondiale que la haute administration américaine pensa à une nouvelle politique extérieure sous forme d’une modernisation articulée en trois axes. L’axe nippon qui jugea le Japon peut moderne et s’activa à en faire une démocratie et une économie capitaliste via une désacralisation de l’empereur Hirohito et l’écriture d’une nouvelle Constitution japonaise libérale par le général MacArthur. L’axe européen (Nord) dont l’ambition fut de moderniser l’Allemagne et les autres pays européens via un plan Marshall censé stopper la progression du modèle communiste. Puis l’axe des nouveaux pays indépendants (Sud) où la modernisation prit le nom de développement suivant les termes du discours de Harry Truman de 1949[2]. Discours qui, pour la première fois, évoquera les underdevelopped areas auxquels il fallait faire profiter des avancées et bienfaits du monde modernisé dont les Etats-Unis sont le pays leader.

Les rapports Nord/Sud que reconfigurèrent ainsi les USA au lendemain de la Seconde Guerre mondiale firent du développement le nouveau projet civilisateur qui remplaça le paradigme colonial. La Deuxième Guerre mondiale fut aussi une guerre de libération des puissances coloniales de la colonisation nazie. Réalité qui discrédita complètement le paradigme colonial au sein duquel les tirailleurs africains vinrent par exemple combattre pour libérer ceux dont ils étaient encore parties intégrantes de l’empire colonial. Dès lors, si, en suivant les fondements de la philosophie et des sciences sociales la raison peut s’entendre comme une faculté qui a pour finalité l’instauration d’un monde intelligible et se détermine elle-même par rapport à une telle fin[3], le fait que le développement lui soit postérieur exige que ce soit le processus ainsi qualifié qui éclaire un type particulier de raison qu’est la raison développementaliste tant dans sa dimension théorique (théorie du développement) que pratique (politiques de développement) qui inspire la coopération Nord/Sud. C’est pourquoi les caractéristiques de la raison développementaliste se déclinent non à partir de la raison philosophique fondatrice mais à partir de nos travaux qui prennent le développement et son produit dérivé le développementalisme comme objets de recherche. C’est donc le processus de développement qui explique le type de raison qui lui est sous-jacent.

Les structures historiques de la domination et de la dépendance des pays du Sud par rapport à leurs anciennes puissances coloniales conservent tant le rapport maître/esclave susmentionné que la dialectique du sachant (le Nord) face à l’apprenant/l’apprenti (le Sud) installée au cœur de la coopération Nord/Sud depuis les ajustements structurels en 1980.

Cela dit, un trait névralgique de la raison développementaliste est qu’elle pense que l’avenir des sociétés extra-occidentales se trouve dans le passé de l’Occident. Cela se matérialise, non seulement par des politiques de développement et des formes de coopération qui orientent les pays du Sud vers des réformes faites dans le passé en Occident, mais aussi par la non-considération d’institutions, de pratiques, de cultures et de savoirs ayant fait leur preuve dans l’amélioration de la vie dans les sociétés du Sud. Il en découle une raison développementaliste synonyme d’un ethnocide bien veillant en ce sens qu’elle détruit des cultures et des façons singulières de faire, de vivre le monde et de s’améliorer sous prétexte que cette destruction est pour le bien des sociétés extra-occidentales dont c’est le prix à payer pour se développer. La coopération Nord/Sud est ainsi très souvent une relation du maître et de l’esclave avec d’un côté le Nord global (le maître) qui détient les clés du développement auquel le Sud global (l’esclave) ne peut avoir accès qu’en se niant comme civilisation particulière et en se considérant comme un ensemble de sociétés folles. C’est-à-dire des sociétés que le Nord soigne malgré elles et à leur corps défendant car la folie est toujours ignorée de celui qui en est victime alors qu’elle est détectée uniquement par le soignant[4]. Il en résulte une néo-colonisation comme le confirme l’économiste américain Daron Acemoglu[5] suivant lequel les Etats-Unis n’auraient pu devenir la première puissance du monde sans avoir éradiqué la culture amérindienne du territoire amérindien d’origine. Là se fonde aussi la dimension antimoderne de la raison développementaliste au sens du développement comme modernisation. Sachant que l’un des grands marqueurs de la modernisation européenne est l’abandon d’un monde d’hétéronomie (mythes, dieux, traditions…) pour un monde d’autonomie (la raison individuelle et la liberté comme guide des actions humaines), il est paradoxal que le développement au sens de processus modernisateur se concrétise par la perte d’autonomie du Sud global dit sous-développé. Cela s’est fait tant à travers les bases coloniales du développement comme modernisation (Etat-colonial) qu’à travers les politiques contemporaines de développement que sont les programmes d’ajustements structurels ou encore des objectifs de développement durable. Les structures historiques de la domination et de la dépendance des pays du Sud par rapport à leurs anciennes puissances coloniales conservent tant le rapport maître/esclave susmentionné que la dialectique du sachant (le Nord) face à l’apprenant/l’apprenti (le Sud) installée au cœur de la coopération Nord/Sud depuis les ajustements structurels en 1980. D’où le caractère inévitablement classificatoire de la raison développementaliste qui fait du Sud global non seulement un endroit inférieur au Nord (arriération, pauvreté et carences dans tous les domaines) mais aussi le lieu de ceux qui doivent apprendre du Nord qui sait tout et vit dans l’opulence. Il en découle une coopération Nord/Sud à la fois théologique au sens où le Nord global se présente comme la voie royale et de référence qui mène le Sud global vers le « paradis terrestre » et téléologique au sens où sa finalité est le développement du Sud global alors qu’aucune coopération au développement n’a jamais développé un pays ou une région nulle part au monde. Il se passe donc que ce sont les patrons culturels occidentaux et ses types idéaux civilisateurs (Etat de droit, démocratie libérale, économie de marché, LGBTQ…) qui se vendent au Sud à travers les rapports de coopération régis par une raison développementaliste qui, non seulement est antimoderne (destruction des autonomies civilisationnelles au Sud), mais aussi hégélienne (elle considère chaque pays du Sud et le Sud global comme des sociétés dans l’enfance dont il faut tenir la main afin qu’elles traversent la route qui mène vers « la lumière » de la civilisation en les sortant ainsi du cœur des ténèbres.[6] Route dont les principales étapes sont déjà balisées depuis 1776 dans La richesse des nations[7] par Adam Smith : une phase édénique de nature mythologique, puis trois phases historiques que sont celle des chasseurs-cueilleurs, des agricultures/éleveurs et celle du commerce/industrie.
La coopération Nord/Sud en général et la coopération au développement en particulier sont donc des produits authentiques de la raison développementaliste. D’une part, celle-ci a fait du développement un champ politique avec ses spécialisations, ses politiques publiques, ses lois (exemples lois belge, néerlandaise et suisse sur la coopération au développement), ses bureaucraties, ses Ong, ses experts et ses économies politiques dont le fonctionnement optimal n’a rien à voir avec le développement des pays du Sud. D’autre part, la coopération Nord/Sud vise très souvent à assurer la continuité de ces services spécialisés et des emplois qui en découlent à travers un développement fantomatique[8] au Sud, c’est-à-dire qui ne se réalise jamais mais qui, par ce fait même, perpétue la coopération au développement.

La coopération Nord/Sud devient de ce fait, un discours, un récit et une pratique qui construisent un système sémiotique au sens de dispositif de rapports de pouvoir et d’une division du travail Nord/Sud où le Nord est le concepteur du développement, de ses indicateurs, de ses évaluations et de ses politiques à travers des conditionnalités opérationnalisées par des gouvernements, des instances internationales et des Ong quand les pays du Sud sont des exécutants des décisions qui en découlent. Le résultat à cela est une double confusion : celle d’un discours sur la coopération au développement qui se base sur des conséquences anticipées de ses recommandations contemporaines pour espérer le développement réel du Sud alors que le développement réel n’est jamais dans son processus ce qu’il est dans son discours. Puis celle d’un Sud qui pense s’en sortir en misant sur la probabilité nulle que le discours sur la coopération prenne la place du processus réel de développement alors que celui-ci est très souvent tout sauf le bien-être que promeut le discours de la coopération.

Quel monde en découle ?

Quelle soit directe (les échanges et les relations existants entre deux Etats ou deux communes : coopération entre deux instances de pouvoir public) ou indirecte (échanges et relations entre organisations à un niveau privé ou au niveau de la société civile), la coopération devrait entraîner une cocréation d’un « nouveau monde » par apprentissages mutuels, renoncements réciproques et solidarité technique, politique ou culturelle entre les parties. La coopération est un style relationnel où les parties liées devraient recevoir autant qu’elles donnent pour grandir ensemble dans le but de découvrir et de générer « un autre monde » qui n’aurait pas pu exister sans cette interaction dynamique où le maître mot est la dynamique ensembliste[9]. Tel n’est pas le cas de la coopération Nord/Sud sous l’égide de la raison développementaliste car une coopération où une des parties ne veut voir sur le miroir de son reflet que son unique visage ou alors celui de l’autre affublé d’un masque occidental n’est pas une coopération mais une tentative de reproduction élargie de l’Occident au Sud. Ici le Nord est celui qui seul connaît et donc enseigne au Sud, celui qui seul possède et donc donne au Sud et celui qui seul a le pouvoir de sanction, de structuration et donc contrôle du Sud via un ensemble de conditionnalités ou de suspensions de certaines aides et collaborations. D’où une coopération tronquée car il n’y a pas de réciprocité dans l’apprentissage, l’échange, le renoncement, l’aide, l’évaluation et la sanction. Prenons le cas du développement durable. La Belgique et d’autres sociétés occidentales n’ont-t-elles rien à apprendre des peuples pygmées qui, en RDC et dans d’autres pays africains, vivent depuis toujours dans la forêt et de la forêt sans jamais la détruire ? Aucun apprentissage du Nord sur le Sud ne se fait pourtant dans ce domaine. C’est paradoxalement le Nord, centre de la civilisation anthropocène ayant aliéné le système-terre qui devient aussi le donneur de leçons aux pygmées sur les politiques de soutenabilité.

En conséquence, au lieu d’être une innovation capable de sortir de la civilisation industrialiste, individualiste et extractiviste, la coopération Nord/Sud assure la continuité de l’ancien monde à travers une promotion d’un mimétisme organisationnel sur le plan politique, économique, écologique, sexuel, social et spirituel. Il en découle un Sud dépendant du Nord et aliéné étant donné que ses populations rêvent leur vie en Occident via un développement devenu synonyme de conquête de sa part d’Occident.

La coopération Nord/Sud est donc orpheline d’une authentique raison coopérative phagocytée par le puissant imaginaire civilisationnel d’une raison développementaliste qui fait du processus de développement du Sud un puritain devoir qu’a le Nord de « civiliser » le Sud. Le progrès continue donc, malgré le fait qu’il soit passée du statut d’une utopie à celui d’une dystopie, à être la ligne directrice profonde des rapports coopératifs que le Nord tisse avec le Sud. Il ne peut en être autrement que si la raison développementaliste meurt afin que les pays du Sud renaissent en retrouvant leurs intelligences théoriques et pratiques, leurs savoirs et leurs institutions historiques capables de générer non seulement une véritable coopération, mais aussi d’inventer une forme de développement moins en recopiant l’Occident qu’en cherchant à déployer en leur sein la totalité de leur potentiel innovateur et coopératif avec le reste du monde. La déclaration de Paris de 2005 essaie d’aller dans ce sens mais l’existence même des vocables Nord et Sud témoigne encore du fait que l’ancien monde créé par la raison développementaliste reste prégnant dans la coopération actuelle et la rend caduque face aux nouveaux enjeux mondiaux. Un renouveau de la coopération dans le monde ne peut faire l’économie de la critique des concepts Nord et Sud à la fois comme vocables géopolitiques de mise en ordre du discours développementaliste depuis 1945 (donc constitutifs de la dynamique capitaliste à la sources des problèmes environnementaux et climatiques), et comme poutres paradigmatiques qui empêchent de constater la réalité d’un « ogre marchand » qui bouffe, exploite et exclue les laissés-pour-compte de sa logique partout où il s’installe. Dès lors, Sud et Nord deviennent des « masques » dont il faut ôter le monde pour voir non seulement sa face défigurée par l’ogre capitaliste planétaire, mais aussi « la main bien visible » qui le défigure. Il faut décoloniser la coopération entre sociétés de la raison développementaliste afin qu’elle retrouve une véritable éthique coopérative incompatible avec une domination civilisationnelle organisée et promue d’une partie du monde sur sur une autre.

[1] Thierry Amougou, 2020, Qu’est-ce que la raison développementaliste ? du fardeau de l’homme blanc au négropôles du développement, Louvain-la-Neuve, Academia.

[2] Yves Lacoste, 1984, Les pays sous-développés, Parsi, PUF.

[3] Jean Ladrière, 2005, « Les institutions de la raison », Les défis de la rationalité. Actes du colloque organisé par l’institut supérieur de philosophie (UCL) à l’occasion des 80 ans de Jean Ladrière, sous la direction de Bernard Feltz & Michel Ghins, Louvain-Paris-Dudley, Editions de l’institut supérieur de Philosophie Louvain-la-Neuve.

[4] Thierry Amougou, 2021, « Un virus pour sortir des Afriques folles ?», Espace de Libertés, n°498.

[5] Daron Acemoglu, Simon Johnson and James Robinson, 2001, « Les origines coloniales du développement : une enquête empirique », American Economic Review, n°91, pp.1369-1401.

[6] Joseph Conrad, 2017, Au Cœur des ténèbres (Heart of Darkness, 1899), Flammarion, Paris.

[7] Adam Smith, 1776, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations.

[8] Thierry Amougou, 2020, op.cit.

[9] Richard Sennet, 2014, Ensemble. Pour une éthique de la coopération, Albin Michel, Paris.

Thierry Amougou

Économiste (professeur à l’UCL), membre de IACCHOS (Institut d’Analyse du Changement dans l’Histoire et les Sociétés Contemporaines) et du haut comité d’experts sur la transition juste (Belgique)

De formation scientifique (mathématique et sciences naturelles) Thierry Amougou est aujourd’hui considéré comme un économiste hétérodoxe du développement. Il est chercheur associé au CETRI (Centre TRICONTINENTAL) et professeur invité à l’Université catholique Louvain (UCL) en Belgique depuis dix ans déjà. Ses principaux champs de recherches et d’enseignement sont l’analyse critique des organisations et des marchés, l’analyse critique des théories économiques et des paradigmes de développement, l’analyse du dualisme financier en Afrique, la mondialisation économique, l’anthropologie des mondes contemporains et des liens entre démocratie, marché et développement en Afrique subsaharienne.

Photo d’ouverture : © Saverio blasi – Shutterstock

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