En cherchant ici et là, sur Internet majoritairement, des définitions de partenariats, je suis tombé souvent sur le fait que ça serait l’association de deux institutions ou organismes pour mener ensemble une opération, action ou projet en vue de poursuivre ou réaliser des objectifs communs. Même avec les meilleures intentions du Monde, se mettre ensemble, ne serait-ce que pour dialoguer et apprendre les uns des autres requiert des préalables. Si en plus, il s’agit de travailler ensemble sur un projet commun avec des objectifs communs, c’est tout un programme. Evidemment, cette définition vaguement consensuelle est discutable à plus d’un titre, mais le propos de cet article se situe ailleurs ; nous laissons donc volontairement cet aspect pour nous concentrer sur les préalables pour tenter des partenariats de qualité.

Chafik Allal, docteur en sciences appliquées (mathématiques)

Penser à construire un partenariat de qualité, cela demande du courage et un effort de décentration. L’effort de décentration est nécessaire pour essayer de s’« étranger à soi-même », le temps de la réflexion, de la construction et de l’action. Cela peut également amener à apprendre à penser contre soi. Parfois c’est un bel exercice de penser contre soi, pas que ludique ni seulement intellectuel. En pratique, cela permet de s’acharner moins à défendre ses options à tout prix. Le courage est, quant à lui, nécessaire pour interroger les effets de notre partenariat, et cela dans un contexte qui est celui dans lequel nous vivons : compliqué, opaque, changeant, complexe. Il faut également du courage pour s’efforcer, continuellement, à mieux comprendre le présent et adapter nos pratiques à ces nouvelles compréhensions (le « com-prendre » pris dans son étymologie du « prendre avec soi »). Enfin, du courage aussi, et même beaucoup de courage pour construire constamment des arguments pour défendre nos options politico-pédagogiques.

Il s’agit également de penser le rapport aux hommes et aux femmes avec qui nous devons construire le partenariat en question : le partenariat avec le Sénégal ou le Bénin pourrait gagner en contenu et en « chair » s’il est construit et est perçu comme incarné. D’ailleurs, un partenariat doit forcément être précédé d’une réflexion collective sur les milieux de vie dans lesquels les acteurs qui le portent s’insèrent, nous et les partenaires. Nous ne pouvons devenir partenaires si nous refusons de penser concrètement les rapports de force, les représentations, les croyances, les fantasmes que chacun de nos groupes d’appartenance a sur les autres groupes d’appartenance des autres acteurs du partenariat.

Nous ne pouvons penser approfondir le partenariat si nous refusons les dimensions de la subjectivité et des intersubjectivités en action, dans le cadre du partenariat et en dehors. Il y a des chances que Joelle, Pierre, Fatoumata ou Nazim de l’ASBL Utopia portent et « habitent » différemment un partenariat sur l’éducation des femmes dans une région précise de l’Afrique de l’Ouest. Le sujet et sa subjectivité – revendiqués par Freire à un moment où l’individu était plutôt délaissé au profit des approches macro-sociales – doivent être intégrés dans une réflexion au partenariat.

 

Quelques réflexions

  • L’apprentissage se fait à travers le dialogue auquel participent des acteurs qui découvrent le monde ensemble et qui, par un processus de construction collective, créent une connaissance et donnent une signification et un sens aux situations. Le dialogue implique un rapport horizontal entre acteurs du partenariat, il passe par la reconnaissance que « personne ne sait tout et que nul n’ignore tout ».
  • Les « problématisations » à l’origine du partenariat, ou en cours de partenariat, doivent absolument être le résultat et le fruit de dialogues et non pas imposées. Partager les pouvoirs c’est déjà admettre que la lecture des problèmes est un lieu de « rapports de force » déterminant. La présentation de positions différentes sur une situation peut être conflictuelle et est l’occasion de travailler sur la façon d’aborder des conflits au cours du partenariat.
  • Nous sommes pour un apprentissage dans la confrontation des points de vue, l’activation des conflits socio-cognitifs et l’argumentation, tel que conçu par la psychosociologie. Cela demande une écoute attentive et le respect de l’interlocuteur. La confrontation de différents points de vue sur un thème est essentielle pour que tout le monde prenne des décisions sur ce qui lui semble bon ou mauvais, pour lui et pour le partenariat, certainement pas pour l’autre. En cela, nous faisons l’éloge de la pédagogie du conflit (socio-cognitif) et réprouvons la pédagogie du consensus issu d’une verticalité souriante et gentiment autoritaire (dont certaines utilisations de la communication non violente par exemple, ou des approches de la post-modernité des « je comprends », « si tu veux bien » et « je ressens » à toutes les sauces).
  • L’injustice sociale ne disparaît pas en modifiant simplement la conscience des hommes et en laissant intacte la réalité sociale. La dialectique entre la pratique et la théorie est nécessaire dans le cadre d’un partenariat. C’est à partir de l’expérience que s’élabore le savoir et de ce savoir vont découler des nouvelles façons d’agir, et donc enrichir l’expérience : le savoir et l’action sont liés. La question est : « en quoi ce que j’apprends dans telle situation me concerne et peut me servir pour transformer ma pratique ? »
  • Il s’agit également d’observer ce qu’il y a derrière ce qui est dit : le contexte social, les rapports de pouvoir, les forces économiques, les rôles socialement attribués à chacun, etc. En particulier, il faut réfléchir ensemble à co-construire des mécanismes d’interrogation régulière sur les mécanismes du pouvoir et sur la façon dont ceux-ci sont relayés ou, au contraire, mis en question par les individus, les groupes sociaux, les organisations et le partenariat. Il s’agit d’observer ce qu’il y a derrière ce qui est dit : le contexte social, les rapports de pouvoir, les forces économiques, les rôles socialement attribués à chacun…

Penser à construire un partenariat de qualité, cela demande du courage et un effort de décentration.

  • Qui décide sur quoi, et comment se prennent les décisions dans une situation concrète est une question fondamentale dans l’analyse des partenariats.
  • Nous défendons l’idée des partenariats comme occasion de cultiver de l’humilité et du « non savoir » également : à force d’arriver avec son trop plein de savoir et d’assurance, on finit parfois par devenir partenaire de soi-même.

La non-innocence

  • « En finir avec l’innocence »[1]: comme titre c’est déjà tout un programme. Ce qui ne veut surtout pas dire ou impliquer de « commencer avec la culpabilité ». Que celui qui se considère non coupable sache qu’on n’acceptera pas son innocence, bienvenue au pays de la « Non-innocence ». La non-innocence permettrait de déplier la pensée relative aux modes de domination historique qui durent encore. Elle a le mérite de nous faire sortir de nos zones de repli où on se dit « innocent » de tout. En tous cas, de tout ce qui nous amène « nos » dominations comme membre avec certaines appartenances.

Pour penser cela, il faudrait me référer à quelques exemples : durant une formation, et à un moment de débat sur la situation dans les pays du Sud, un monsieur congolais venu spécialement de Kinshasa pour suivre la formation m’apostrophe en disant : « arrêtez de faire les innocents, si la RDC en est là aujourd’hui, c’est à cause de vous, les Belges ». Il prit le temps d’expliciter sa pensée en l’illustrant par des exemples provenant de l’époque de la colonisation. J’avoue avoir été très surpris, mais ayant la réponse tout près des lèvres et prête depuis ma naissance, je répondis en partant de ma zone de repli que, étant Algérien d’origine et de nationalité, et Belge d’adoption depuis les années 2000, je ne voyais pas très bien en quoi je pouvais être assimilé à cette histoire, et pour être précis, je lui rajoutais que, moi-même, j’étais descendant de colonisés comme lui. Mon sourire voulait bien montrer que, moi le « malin », j’étais du côté des victimes, comme lui. Trop simple et bien confortable ! Mon interlocuteur me porta le coup de grâce en me disant : « je m’en fous de votre origine, vous avez choisi d’être Belge, de vivre ici, assumez la non-innocence de votre pays par rapport à la situation en RDC ».

J’avoue avoir été estomaqué, et en même temps, cet épisode a ouvert une nouvelle façon pour moi de réfléchir ces questions et je ne me suis senti envoyé par un uppercut vers un récit « blanc » du Monde qui a commencé bien avant mon arrivée. Ce récit, malgré tout et malgré moi, me constitue, j’en suis partie prenante comme on dirait aujourd’hui, y compris quand je le rejette. Je ne peux pas juste évacuer la question et dire que ça ne regarde que les colons. Eux seraient coupables, moi innocent, et on arrête de penser. Non, je refuse cela, entre autres parce que la « non-innocence » peut permettre de penser à partir des conséquences et de situation nouvelles. En quelque sorte, ce serait une manière de penser certes le présent, mais un présent qui n’est pas l’instant immédiat, qui fait partie d’un devenir. D’être responsables de ce qui nous constitue et non seulement de ce que nous avons choisi. Et donc de fouiner, de faire un travail d’archéologie pour aller fouiller dans ses généalogies, celles qui nous constituent. Certes elles sont nombreuses et le travail n’est pas simple, mais il vaut le coup.

Pour réinventer des généalogies, pour dissoudre le colonialisme, pour bâtir des liens avec ceux qui ont subi le colonialisme et subissent le néocolonialisme dans le Sud ou dans le Nord, il faut commencer par comprendre l’existence réelle de cette généalogie. Prendre en compte la responsabilité de quelque chose que nous n’avons pas choisi. Les approches décoloniales ou de genre sont probablement des clés pour pouvoir actualiser et fouiller ces généalogies.

Voilà quelques réflexions préalables qui selon nous devraient accompagner tout travail de partenariat. Dans la simplicité.

Chafik Allal

Docteur en sciences appliquées (mathématiques)

Docteur en sciences appliquées (mathématiques), a d’abord travaillé en recherche académique, puis en gestion de projets. Chafik a ensuite été impliqué sur différents projets liés à la construction d’une société interculturelle avant de rejoindre l’équipe d’ITECO. Ses centres d’intérêt sont liés aux approches pédagogiques en éducation populaire, à la formation en interculturel et aux rôles des médias dans la conscientisation et dans l’éducation. Il est également journaliste, réalisateur et diplômé en agroécologie.

Photo d’ouverture : © Orbon Alija – iStock

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