Les rapports de pouvoir Nord-Sud se manifestent de différentes façons dans la coopération internationale. Cela veut dire que les acteurs des organisations au Nord et au Sud, produisent et reproduisent ces rapports de pouvoir et doivent également les négocier dans le processus de construction de leurs relations partenariales. Le pouvoir et la légitimité de ces acteurs sont les sources essentielles de leur capacité à négocier leurs relations de partenariat dans la coopération internationale.

Olga Navarro-Flores, professeure titulaire de l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal

Tout d’abord quelques mots sur le partenariat, une pratique et un concept paradoxal qui soulève des questions et des critiques parmi les chercheurs et praticiens depuis plusieurs décennies. Certains pensent que les partenariats ne sont que la rhétorique qui masque l’instrumentalisation de la coopération internationale par des politiques coloniales et néolibérales. D’autres, soulignent les réussites de ces relations et les présentent comme la panacée de la coopération et même du développement durable, si l’on se fie aux Objectifs de développement durable (No. 17). Nous pensons que les approches critiques présentent un portrait misérabiliste des acteurs du Sud et renforcent la stigmatisation de ceux-ci comme étant toujours dominés par les acteurs du Nord. Par ailleurs, ceux et celles qui soulignent les vertus des partenariats négligent largement les rapports de pouvoir Nord-Sud et la reproduction de l’inégalité au sein des relations de coopération internationale. Dans un cas comme dans l’autre, l’expérience des acteurs est largement négligée et, lorsqu’elle est incluse, les études ne tiennent pas compte du fait que les acteurs du Nord et du Sud sont dans une relation de coopération construite par les deux parties.

Des objectifs partagés

Au-delà de ces paradoxes, il existe des acteurs dans les organisations de coopération internationale (OCI)[1] au Nord, et les organisations non gouvernementales (ONG) au Sud, qui dépassent la rhétorique égalitariste du partenariat pour mettre sur pied des relations sur base d’objectifs partagés. Il existe également des OCI et des ONG qui établissent leurs relations en tenant compte des rapports de pouvoir Nord-Sud. En ce sens, la conception du partenariat des acteurs du Nord et du Sud qui ont participé à notre étude se résume essentiellement dans les trois éléments suivants : 1) un engagement mutuel, 2) un engagement soudé par des éléments subjectifs tels que la confiance et le respect mutuel, et, par des éléments objectifs comme les résultats communs et l’imputabilité partagée; et enfin, 3) une relation où il est question de rapports égalitaires ou, à tout le moins, d’efforts de part et d’autre pour équilibrer le pouvoir. Alors, à partir de cette conception, nous pouvons affirmer que le partenariat en coopération internationale n’est ni rhétorique, ni une pratique égalitaire, mais bien un compromis, lequel selon l’expérience des acteurs du Nord et du Sud, traduit une entente fondée tout autant sur le déséquilibre de leur pouvoir que sur le partage de leurs objectifs.

Ainsi, le véritable paradoxe réside dans le fait que les acteurs construisent des relations partenariales malgré les rapports de pouvoir Nord-Sud qui structurent leurs relations. Comment le font-ils ? Pour répondre à cette question, nous nous basons sur l’étude de deux OCI (Canada) et cinq de leurs partenaires, des ONG du Sud (Amérique Centrale).

Il s’agit d’organisations qui travaillent au Nord comme au Sud au niveau sociopolitique, c’est-à-dire comme groupes de pression auprès des gouvernements pour faire respecter les droits humains de populations du Sud. Elles opèrent également au niveau économique en finançant et en entreprenant des projets pour l’amélioration de la situation de familles par l’appui aux coopératives, aux mutuelles et à d’autres entreprises collectives dans des régions marginalisées des pays du Sud. Elles répondent également aux crises humanitaires et participent dans des réseaux internationaux de solidarité et de coopération internationale. Tant les OCI que les ONG sont ancrées dans leur contexte sociopolitique où elles entretiennent des relations de collaboration et de rivalité, des responsabilités à l’égard d’autres organisations et vis-à-vis des individus, et même, des relations avec leurs gouvernements respectifs. Concrètement, ces organisations n’existent que pour la coopération internationale. Elles sont le produit de leurs relations sociopolitiques dans leurs contextes respectifs, où elles exercent un pouvoir sur d’autres organisations et, inversement, où d’autres organisations exercent un pouvoir sur elles.

Pour les OCI au Nord, parmi les acteurs les plus influents se retrouve les bailleurs de fonds, ce qui n’est pas une surprise, et les membres/donateurs, ce qui est nouveau, et intéressant par rapport à ce qui est connu du secteur de la coopération internationale. Certaines OCI sont des associations ayant des membres, d’autres, ont simplement de individus donateurs. Toutefois, dans un cas comme dans l’autre, les individus contribuent par leurs dons à financer les projets de développement de l’OCI dans les pays du Sud. Les membres et donateurs participent également à la gouvernance de l’organisation. Quant aux bailleurs de fonds, ce sont les agences gouvernementales responsables de l’aide au développement qui finance jusqu’à 80%, sinon plus, les projets et programmes de l’OCI dans les pays du Sud. Ces deux acteurs exercent un pouvoir coercitif sur les OCI, en ce sens que le bailleur de fonds impose ses politiques de développement et le membership impose un paradigme de développement, et donnent aux OCI des ressources critiques nécessaires pour le financement de projets des partenaires des pays du Sud. En échange, les OCI sont imputables vis-à-vis ces acteurs. En outre, l’ancrage des OCI dans leur contexte, voire, la relation avec leurs membres/donateurs, représente un levier politique important qui renvoie à la capacité des OCI de mobilisation de ses membres. Soit pour faire pression auprès de son gouvernement, soit pour présenter des projets « gagnants ». Il s’agit de la légitimité pragmatique qui constitue un levier politique important que les OCI utilisent pour équilibrer leur pouvoir vis-à-vis du bailleur de fonds. Ainsi, lorsque les OCI rencontrent leurs partenaires des pays du Sud, elles exercent le même type de pouvoir coercitif que celui utilisé par les acteurs dominants de leur contexte, les politiques de développement. Les OCI ont aussi un paradigme de développement « hérité » de ses membres/donateurs et des ressources critiques essentiels pour le financement des projets.

Si le pouvoir coercitif des OCI n’est pas une surprise, ce qui est intéressant et surprenant, est le fait que ce pouvoir est dilué consciemment par les OCI dans leurs négociations avec les ONG du Sud dans le but de construire et maintenir une relation de long terme, une relation de partenariat. En effet, les OCI s’engagent à travailler sur le long terme avec une ONG avec qui elles partagent une mission et une vision de développement, ou à tout le moins, quelques éléments communs. De ce fait, les relations de partenariat avec les ONG du Sud sont une source privilégiée d’imputabilité des OCI : sans partenaires au Sud, les OCI ne peuvent guère atteindre, ni les résultats, ni les objectifs de développement. En d’autres mots, les relations de partenariat sont la raison d’être des OCI.

Certains pensent que les partenariats ne sont que la rhétorique qui masque l’instrumentalisation de la coopération internationale par des politiques coloniales et néolibérales. D’autres, soulignent les réussites de ces relations et les présentent comme la panacée de la coopération et même du développement durable, si l’on se fie aux Objectifs de développement durable (No. 17).

Au sujet des ONG du Sud, la plupart d’entre elles travaille étroitement avec des groupes de base, c’est-à-dire des coopératives, des associations paysannes, des groupes communautaires, des groupes de femmes, etc., qui sont liés, structurellement à l’ONG en tant que membres, ou solidairement car ils partagent la même vision, voire le même paradigme de développement. Dans les deux cas, les groupes de base participent aux projets et bénéficient directement aux bénéfices des programmes de développement. Quant aux bailleurs de fonds, outre les relations avec les deux OCI canadiennes de notre étude, les ONG ont des relations avec plusieurs OCI de pays occidentaux divers qui privilégient le financement ponctuel, de court terme, et n’établissent pas de relations au-delà d’un projet. Il y a quelques rares OCI, comme celles de notre étude, qui privilégient un appui à long terme, basé sur le partenariat, et c’est dans de telles relations que les OCI et les ONG négocient (le financement) des projets. Dans notre étude, les ONG et les OCI étaient dans des partenariats depuis au moins 10 ans.

Certes, partenariat ou non, l’exercice de pouvoir coercitif existe entre les OCI et les ONG et il se manifeste d’une façon similaire à celui existant entre le gouvernement et l’OCI au Nord. C’est-à-dire que les ONG doivent respecter les politiques de développement des bailleurs afin d’obtenir les ressources critiques pour leurs projets. A nouveau, le rôle des membres et des groupes de base vis-à-vis l’ONG est intéressant en ce sens qu’ils n’exercent non pas un pouvoir de coercition mais plutôt un pouvoir d’influence par leur légitimité morale, en partageant leur paradigme de développement avec les ONG, et par leur légitimité pragmatique, en participant tant aux instances de gouvernance de l’ONG et que dans les projets et programmes de développement. La relation des membres/groupes de base avec les ONG est donc garante de leur ancrage dans leur contexte local, mais aussi garante de la pertinence des objectifs des projets des ONG par rapport aux besoins réels de la population. Les membres/groupes de base sont de ce fait deux leviers politiques très puissants que les ONG utilisent lors des négociations avec leurs bailleurs, à savoir, les OCI.

Ainsi, lorsque les ONG rencontrent les OCI, elles ont des pouvoirs qu’elles utilisent stratégiquement pour négocier avec leurs partenaires du Nord : la légitimité morale, c’est-à-dire un paradigme de développement ancré dans la mission et la vision de groupes de base, et la légitimité pragmatique, qui représente la capacité de mobilisation des groupes base/membership pour participer et bénéficier des projets. Les ONG vont donc renforcer et mettre en valeur, consciemment, ces pouvoirs vis-à-vis des OCI et c’est ainsi qu’elles s’assurent de respecter les demandes de la base et de les faire respecter par le partenaire du Nord. Ce faisant, les ONG assurent leur financement pour répondre aux besoins des membres/groupes de base, qui constituent leur raison d’être.

L’étude de la négociation entre les OCI et les ONG dans le cadre d’une relation partenariale a fait émerger le concept de mécanismes d’arbitrage de pouvoir (Navarro-Flores, 2009). C’est la façon et les moyens, utilisés par les acteurs du Nord pour diluer leurs pouvoirs, et par les acteurs du Sud pour renforcer les leurs. Ce sont des mécanismes adoptés consciemment par ces acteurs afin de contrebalancer les rapports de pouvoir Nord-Sud au sein de leurs partenariats. Ce faisant, ils reconnaissent, implicitement et explicitement, qu’il y a une inégalité inhérente à leurs relations, et ils intègrent cette inégalité dans les processus de négociation de leurs partenariats.

Légitimité pragmatique et légitimité morale

La négociation aboutit avec le partage des ressources critiques, ce qui n’est pas une surprise, mais aussi avec le partage du pouvoir. D’un côté, les acteurs du Sud obtiennent les ressources financières dont ils ont besoin et s’engagent à respecter les politiques de développement. De l’autre côté, les acteurs du Nord obtiennent de leurs partenaires, les ONG, quelque chose de précieux : la légitimité. Sans elle, les OCI perdraient leur raison d’être.

Il s’agit de la légitimité pragmatique qui fait référence à la capacité des ONG de connaître le terrain, rejoindre et mobiliser les groupes de base autour d’un paradigme de développement et des objectifs spécifiques d’un projet de développement et d’obtenir les résultats attendus. Mais il s’agit aussi de la légitimité morale qui représente les valeurs et les principes liés au paradigme de développement partagé par les ONG et les membership/groupes de base. Ce sont deux pouvoirs précieux que les ONG partagent avec OCI puisque ces légitimités garantissent, aux OCI, non seulement la réussite de leurs programmes de développement sur le terrain, mais aussi leur crédibilité par rapport à leur choix de partenaire du Sud. Finalement, la légitimité pragmatique et morale provenant des relations sur le terrain et partagés par les ONG avec les OCI, représente un des pouvoirs de négociation indispensable des OCI. C’est à juste titre, la base de leur imputabilité envers le bailleur de fonds gouvernemental, leurs donateurs et leur membership au Nord.

Qu’est-ce que l’expérience des acteurs du Nord et du Sud peut nous apprendre sur le pouvoir et la légitimité ? Alors que les études en coopération internationale ne tiennent guère compte des acteurs du Nord et du Sud et du processus de construction de leur relation, leurs expériences nous montrent comment ils réussissent à construire des partenariats en tant que compromis, qui intègre les rapports de pouvoir. Il s’agit bel et bien d’un compromis où les acteurs du Nord et du Sud font des concessions afin de construire une relation de partenariat à long terme. Conscients des rapports de pouvoir Nord-Sud et de leur rôle dans la reproduction de ces rapports, les acteurs du Nord et du Sud développent des mécanismes d’arbitrage et de partage du pouvoir, qui permettent de contrebalancer les rapports Nord-Sud et ainsi, de réussir leurs relations à long terme.

On ne peut donc penser les relations de partenariat en coopération internationale sans prendre en considération la dynamique d’arbitrage de pouvoir entre les acteurs ni sans comprendre que le partenariat représente un compromis qui, loin de nier ou d’ignorer les rapports Nord-Sud, les intègre et tente de les équilibrer.

[1] Nous utilisons dans ce texte l’acronyme OCI, privilégié au Québec, Canada, pour dénommer les organisations non gouvernementales œuvrant en coopération internationale. Ceci aide également à établir la différence entre ces organisations du Nord et leurs partenaires, les ONG du Sud.

Olga Navarro-Flores

professeure titulaire de l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal

Olga Navarro-Flores a une maîtrise en Coopération internationale et un PhD en Sciences de l’administration. Elle est professeure titulaire de l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal.

Avant ses études doctorales, Olga Navarro-Flores a travaillé plus de dix ans comme consultante en management du développement en Amérique latine, Afrique et Asie ainsi que dans différentes régions du Canada, notamment dans des projets de développement dans les secteurs des coopératives, des groupes communautaires et des ONG.

Elle est particulièrement intéressée par la coopération Nord-Sud, la gestion et l’évaluation des PDI, les enjeux de l’équité entre les sexes, les partenariats et les rapports de pouvoir. Elle est l’auteure d’une thèse sur le partenariat Nord/Sud dont est tiré le livre “Le partenariat en coopération internationale”.

Photo d’ouverture : © FilippoBacci – iStock

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