Le problème dans la coopération c’est que les relations partenariales ne sont jamais “avec”. L’acteur du Nord amène son propre contexte dans lequel l’acteur du Sud doit raisonner pour pouvoir entrer en partenariat. Mais on oublie trop souvent que le point de vue de l’autre est tout aussi important. Il faut pouvoir regarder le monde depuis de multiples points de vue et s’associer aux points de vue des autres. Le changement passe nécessairement par une capacité de “pluriversalisation” de soi. Telle est l’analyse de notre partenaire Emmanuel Seyni Ndione, Président de l’Association sénégalaise Enda GRAF Sahel.

Emmanuel Seyni Ndione, Président de l’Association sénégalaise Enda GRAF Sahel. Propos recueillis par Alexandre Delvaux. Transcription et rédaction par Marion Trausch.

Si l’échelle change, probablement l’observation et la stratégie aussi. Nous, en tant qu’organisation accompagnant le changement, notre travail consiste à aider les gens à changer d’échelle, pour leur montrer qu’on peut observer le système dans lequel ils fonctionnent depuis une autre échelle.

Interview

Emmanuel Ndione, il y a des mots qui ne vous plaisent plus, comme le mot “coopération”. Pourquoi ?

Emmanuel Ndione: Ce mot me pose problème parce que coopérer, comme son nom l’indique étymologiquement, c’est “opérer avec”. Or les relations, en termes de coopération, de “solidarité”, ne sont jamais “avec”. Les idées sont parachutées du Nord.

Au départ, l’acteur du Nord qui veut se projeter au Sud explique d’abord le contexte dans lequel il travaille, sur lequel il veut se projeter et qu’il veut soi-disant faire évoluer. C’est pourquoi c’est toujours “son” contexte: le contexte du bailleur, les enjeux du bailleur, les stratégies du bailleur, etc. Et généralement, c’est à partir de là uniquement que l’acteur du Sud qui veut entrer en relation doit nécessairement faire des propositions d’action. Cette proposition doit nécessairement croiser les priorités du bailleur. Tout cela dans le cadre logique, un système de pensée propre aux bailleurs, qu’eux seuls peuvent évaluer. Ce cadre est-il pertinent ? Oui et non. Il prend en compte ce qui est nécessaire à l’action mais il est incapable de s’adapter aux rebondissements inhérents à la vie d’un projet.  Les changements pertinents sont souvent perçus comme des incohérences qui peuvent occulter l’opportunité de “travailler avec” sur les vraies questions qui émergent. Et donc, avec ce système, vous voyez bien que le bailleur, même s’il propose à son partenaire du Sud de tenir compte de sa ligne d’action, il s’en tient généralement à la sienne, qu’il a défini préalablement à la relation et à l’action projetée.

Deuxièmement, quand des opportunités de collaboration sont proposées, les acteurs du Sud n’ont pas souvent les capacités nécessaires, notamment réflexives, pour faire des propositions. Et donc les projets sont confiés aux ONG du Nord délocalisées au Sud. Dans les faits, la coopération n’en est pas une. Ce serait de la coopération s’il nous était proposé de dire comment nous voyons le contexte et que les acteurs du Sud puissent élaborer un projet depuis leurs angles de vue, et pas par celui du bailleur.

Toutefois, je comprends que le bailleur exige qu’il y ait un lien avec sa propre proposition. Lui aussi, il est pris dans une chaîne logique avec un bailleur au-dessus de lui. Je comprends ces contraintes et je ne dis pas qu’il ne faut pas en tenir compte. Ce que je mets en cause, ce sont les limites d’une volonté de coopération qui procède de la façon que je dénonce ci-dessus et qui limite la capacité de l’acteur du Sud à identifier son propre potentiel, parce qu’il doit regarder depuis le cerveau de l’autre pour dire ce qui plaît à l’autre. Et donc, non, on ne coopère pas. On entre dans le point de vue de l’autre, mais on ne raisonne pas depuis le sien. Si chacun raisonnait depuis son angle de vue, on aurait probablement des merveilles en termes de potentiel de croisement d’idées, d’analyses et de solutions. Chacun irait vers l’autre et réciproquement.

Vous émettez des doutes sur les partenariats tels qu’ils se vivent actuellement entre acteurs de la coopération. Pour faire des merveilles, que serait un partenariat efficace?

En prolongement de ce que je viens d’expliquer, un partenariat efficace suppose un long accompagnement. Il faut d’abord décoloniser les pensées des acteurs… du Sud! Et c’est encore une autre limite de la coopération. Le partenaire du Sud n’a plus de pensée propre. Le développement, c’est un élément culturel du Nord et il s’oblige à raisonner en étant dedans. Donc, tant qu’il n’a pas décolonisé sa propre pensée, qu’il n’a pas la liberté de mettre en lumière et en lien les éléments qui tapissent son paysage culturel propre, à mon avis, le partenaire du Sud aura difficile d’être un partenaire à part entière. Parce que nous ne raisonnons pas, parce que nous n’avons pas la capacité de parler de nous-même, par nous-même. Nous parlons de nous en empruntant la culture de l’autre. Donc les limites, elles ne proviennent pas que du côté Nord comme je l’expliquais ci-dessus. L’acteur du Sud, aussi, n’a pas la capacité de maintenir un vis-à-vis avec son partenaire du Nord, de responsable à responsable, qui l’amènerait à s’impliquer profondément et personnellement. Cela prouve que le système de colonisation est profond. A-t-il détruit les cosmogonies propres aux personnes du Sud?

Pouvez-vous développer?

Nous ne raisonnons plus à partir de notre propre cosmogonie, au contraire, nous l’avons rejetée. Toute une réflexion propre à notre culture, réalisée à partir des croyances des uns et des autres, et dont on ne devrait pas avoir honte, est occultée.

Nous n’avons plus de croyances et nous proclamons que la science explique tout. La science, pour moi, c’est une culture, c’est une façon de penser. J’en suis fortement convaincu. Mais il y a d’autres façons de penser le monde. Et les Africains ont perdu ces autres façons de penser et ils se sont laissés complètement colonisés. Je l’affirme sans vouloir diaboliser. Il y a un fort mouvement d’embrigadement du Sud à la pensée du Nord, qui subsiste depuis très longtemps. Ce n’est pas facile de se décoloniser. Même moi, quand je dis penser par moi-même, est-ce que j’y arrive?

Un vrai partenariat devrait également amener les gens à se regarder par leurs propres outils linguistiques. La langue aussi a son importance. On parle et on pense français, on ne pense pas wolof. Regardez, même les intellectuels ou les acteurs politiques, quand ils parlent au peuple, 80% des mots sont des mots français. Que voulez-vous que les gens de la base comprennent? Et pourtant, c’est sur cette base que le système fonctionne…

Comment sortir de cette logique de légitimation des savoirs occidentalo-centrés qui donne autorité au savoir scientifique au détriment d’autres savoirs?

Je n’ai pas de réponse toute faite, mais ce qui me paraît important, c’est de ne pas raisonner à partir des besoins. Il faut arrêter de proclamer qu’on va demander les besoins des autres et y répondre. Pour sortir de cette logique, il faut se laisser entraîner par la dynamique des gens que l’on observe. Un mot-clé fondamental, issu de cette observation, c’est le mot “initiative” — par opposition à “besoin”. Les gens développent des initiatives. Ce mot vient du latin “initium”, commencer. Mais on commence toujours quelque chose sur la base de ce qu’on a déjà vécu, pour s’orienter ou se réorienter autrement. Donc il y a dans cette pensée une démarche de changement et d’innovation, parce qu’on va faire des choses nouvelles. Je ne sais pas encore ce que sera la profondeur de ces choses nouvelles, mais on va faire autrement que ce qu’on avait fait auparavant. Et le “autrement”, quand tu l’analyses, tu rentres dans la dynamique des gens et c’est cette dynamique qui te conduira.

Ce qui est intéressant dans cette démarche fondée sur la dynamique des gens, c’est qu’elle a sa pertinence en fonction de l’échelle du porteur d’initiatives. Si l’échelle change, probablement l’observation et la stratégie aussi. Nous, en tant qu’organisation accompagnant le changement, notre travail consiste à aider les gens à changer d’échelle, pour leur montrer qu’on peut observer le système dans lequel ils fonctionnent depuis une autre échelle. Donc il faut en sortir et le plus difficile, c’est d’accompagner les gens à sortir de leur système pour comprendre qu’il y en a d’autres systèmes qui interagissent avec eux, qu’on les voie ou qu’on ne les voit pas.

Prenons un groupement de paysans, ils ont des enjeux à leur échelle. Mais ils méconnaissent ceux des autres acteurs avec qui ils sont en relation, les transformateurs, par exemple. Il faut les accompagner à prendre en compte l’échelle des autres acteurs dans leur territoire naturel que constitue la filière. En apprenant au passage à instaurer la démocratie et la solidarité dans leur filière. Et d’échelle en échelle, ils vont découvrir d’autres systèmes et seront en position d’interagir avec ceux-ci pour se protéger, avoir un effet sur les autres, pour se constituer en nouveau système. C’est à partir de leur propre observation – et non d’un contexte imposé par un autre – qu’ils découvriront par eux-mêmes avec qui ils sont en système. Et c’est de cette manière qu’on peut accroître l’échelle de visibilité de l’environnement dans lequel sont insérés les paysans.

C’est la même approche entre pays du Nord et du Sud. Nous autres, organisations du Sud, devons intégrer vos échelles, vos contraintes… Et inversement! Et c’est en les intégrant, en se mettant à la place de l’autre, en regardant le monde depuis l’autre qu’on pourra le comprendre. Comprendre ne veut pas dire accepter ce que fait l’autre mais comprendre sa façon de réagir.

Ce que le Sud reproche au Nord, nous devons nous le reprocher également. Parce que nous procédons de la même façon et il faut arrêter ça. On doit travailler avec les bénéficiaires, un mot que je n’aime pas beaucoup, de façon à faire émerger de vrais acteurs politiques, mieux, des entrepreneurs. Des acteurs qui ont compris leur monde, qui ont des idées sur le monde des autres et qui proposent d’interagir avec les autres mondes. Des personnes qui abandonnent le paradigme du: “je veux profiter d’eux ou bénéficier d’eux”, et qui ont conscience que si la coopération se passe sans eux et si ça se passe mal, c’est aussi leur responsabilité. Et si ça se passe bien sans eux, c’est finalement regrettable aussi… Il faut donc amener chaque personne à devenir acteur de changement, à contribuer au système dans lequel il est inséré et à se montrer en exemple pour faciliter, par effet miroir avec les autres, l’évolution vers le changement.

La Terre ne sera plus capable de supporter très longtemps l’accumulation matérielle engendrée par l’Humanité. Quelles sont les perspectives au Sénégal, quand on connaît la capacité de redistribution actuelle du pays? Actuellement le pays compte 18 millions d’habitants et dans quelques décennies, 50 millions. Que va-t-on partager? On a besoin de tous les cerveaux humains du monde pour penser une alternative. Dans ce scénario, l’enjeu sera la qualité de l’interaction entre toutes les parties prenantes, tous les cerveaux du monde.

L’universalisme est un autre mot que vous rejetez, auquel vous substituez le pluriversalisme. En quoi ce concept permet-il de travailler ensemble aux enjeux globaux?

L’universalisme est un obstacle parce que c’est croire que le monde doit fonctionner depuis mon angle de vue. Une réalité, c’est un système qu’on peut regarder depuis plusieurs angles de vue. Le point de vue, c’est le lieu d’où je regarde; c’est un lieu historique, social, conceptuel, sémantique, culturel, religieux…. Ce sont des lieux où je me poste pour regarder le monde. Ça devient universaliste quand je veux amener les autres à se mettre à ma place et à regarder comme moi. Ce qui est impossible. Même si certains l’espéraient, c’est un rêve. Je ne pourrai jamais me mettre à la place de quelqu’un d’autre pour voir comment il voit. Il n’y a que lui qui peut accepter de partager ce qu’il voit avec moi et c’est à moi de prendre en compte son point de vue. Mais la définition du mot veut dire aussi les opinions qu’on aime. Quel est votre point de vue? C’est-à-dire, quelle est votre opinion? On la déduit du lieu d’où on parle. Parler d’universalisme est donc réducteur de la réalité.

Ce qui est important, c’est de s’associer aux points de vue des autres. C’est une nouvelle psychologie qu’il faut apprendre à cultiver. Le changement passe nécessairement par une capacité de “pluriversalisation” de soi, ce qui implique de regarder depuis de multiples endroits et de prendre en compte les points de vue des uns et des autres, d’entrer dans un processus de co-création. C’est évidemment très difficile à mettre en œuvre parce que cela suppose aussi d’accepter de se transformer et d’accepter que les points de vue des autres soient légitimes.

La pluriversalité, c’est assumer qu’il faut fonder des systèmes à partir de la validation des points de vue de tous les autres. C’est regarder le monde depuis une multitude de points de vue sur l’univers et d’accepter qu’il y ait une question d’échelle, comme je le disais précédemment. Le pluriversalisme, c’est aussi arrêter de cloisonner les points de vue. Parler d’économie c’est avoir un point de vue, parler de culture aussi. Et ça ne va pas l’un contre l’autre. Il faut avoir la capacité d’être pluriel dans son approche et dans sa relation avec les autres. Intégrer la pluralité dans l’être humain.

Pour pouvoir agir dans ce pluriversalisme, vous mentionnez deux prérequis: souveraineté de chacun et refus de l’entre soi. N’est-ce pas paradoxal?

La souveraineté, c’est la capacité à penser sans forcément être influencé par quelqu’un. C’est la capacité que de nombreux points de vue puissent s’exprimer et fassent valoir leur sensibilité, leur connaissance. Mais souveraineté ne signifie pas que je doive réfléchir indépendamment des autres. La logique de la dépendance et de la convergence passe par l’autonomie de soi, plus encore, par une souveraineté qui s’exprime parfois en termes de rapports de force. La personne doit être souveraine à penser ce qu’elle pense. Tout en ayant l’exigence du bien commun avec les autres parce qu’on partage le même environnement.

Il n’y a pas de vivre en commun qui soit possible sans prendre en compte au départ la souveraineté; la façon de penser, d’agir, d’évaluer, de soi et des autres, c’est fondamental. Cette communauté de destins nous rend souverain et responsable. Nous avons conscience que pour que cela se passe bien, il faut que cela se fasse avec moi. Dans ce processus, si je ne me fais pas valoir, c’est que je n’ai pas joué mon rôle et il manquera quelque chose au patrimoine de l’humain. La souveraineté, c’est l’émergence de ma pensée, mais aussi favoriser l’émergence de la pensée des autres.

Et la capacité à sortir de l’entre soi?

Il faut être capable de se décentrer, de changer sa posture. Nous sommes toujours dans le piège d’un centre de pensée unique, dans lequel on puise nos cadres de références. Il faut être capable de se distancier des centres uniques et de raisonner depuis des points nouveaux. Il n’y a pas de centre unique, il faut raisonner en termes de poly-centrage, ce qui sous-entend un environnement commun mais une manière de penser et des priorités différentes d’un individu à l’autre.

Ce qui explique toute la complexité de notre démarche: en même temps, il faut penser à partir de notre souveraineté personnelle que j’ai déjà évoquée mais il faut aussi réfléchir dans un système poly-centré. Et ce n’est pas commode de gouverner un tel système parce que nous-mêmes, en tant qu’individu, nous ne fonctionnons pas comme cela. L’humain a toujours vécu dans un système monocentrique et il a toujours défendu son point de vue. On oublie trop souvent que le point de vue de l’autre est tout aussi important.

Ce constat vaut pour la coopération. En tant qu’acteur du Sud, j’observe des situations insatisfaisantes, je peux les analyser, mais je n’ai pas toujours les moyens d’intervenir. Pour pouvoir agir, il faut que je prenne en compte le point de vue d’autres acteurs qui sont disposés à m’aider. Mais eux-mêmes ont des priorités qui ne sont parfois pas en relation avec ce que je veux faire. L’équation consiste en définitive à croiser les deux logiques.

Emmanuel Seyni Ndione

Docteur en Sciences Sociales, enseignant chercheur, auteur de plusieurs ouvrages et président du réseau Enda Graf Sahel au Sénégal

Emmanuel Seyni NDIONE, docteur en Sciences Sociales, enseignant chercheur, auteur de plusieurs ouvrages (L’Economie urbaine en Afrique, Réinventer le présent. Changement politique et social) est également le président du réseau Enda Graf Sahel au Sénégal. Dans ce cadre il a coordonné de nombreux programmes en santé publique, décentralisation et gouvernance locale, en agro écologie, en éducation et formation professionnelle, gestion des ressources naturelles, développement institutionnel…

Photo d’ouverture : Photo de Elsa Gonzalez sur Unsplash

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