Beautiful family doing different expressions in different sets of clothes: love (Maroc). © Christophe Bourloton​ – iStock

 

16.590, c’est le nombre d’affaires de violences faites aux femmes rapportées au Maroc en 2020. Plus de 1000 de ces affaires concernaient des mineures. Selon le Ministère de la solidarité, le taux de prévalence* de la violence à l’égard des femmes sur le territoire marocain est de 54,4%. Pourtant, le nombre de plaintes déposées par des femmes reste faible (6,6%). Comment expliquer ce phénomène ?

 
Dans la déclaration sur l’élimination des violences à l’encontre des femmes (1993), le Haut-Commissariat aux droits de l’Homme des Nations Unies définit « les violences à l’égard des femmes » comme « tous actes de violence dirigés contre le sexe féminin, et causant ou pouvant causer aux femmes un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques, y compris la menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée » [1]. De tels actes ont un impact et de conséquences graves sur la santé physique et mentale, la dignité, la sécurité, l’autonomie des femmes et mettent également en danger leur santé sexuelle et reproductive.

Le fléau des violences basées sur le genre (VBG) n’est pas l’apanage de quelques pays. Comme le souligne le Fonds des Nations Unies pour la Population [2], la violence à l’égard des femmes et des filles est l’une des violations des droits fondamentaux les plus fréquentes au niveau mondial. Elle est susceptible de toucher toutes les femmes, peu importe leur situation géographique, culturelle, religieuse, économique ou sociale. Ainsi, selon l’OMS, une femme sur cinq sera physiquement ou sexuellement abusée par un homme au cours de sa vie. 80% des abus sexuels seraient, en outre, commis par des proches de la victime et accompagnés de violences verbales et psychologiques importantes.

Qu’en est-il au Maroc ?

La question des violences faites aux femmes est, au Maroc, une question sociétale importante qui pose des problèmes complexes et qui constitue toujours un sujet sensible. En effet, parler des violences faites aux femmes implique de parler du corps de la femme comme lieu de violence et de mettre en évidence le pouvoir masculin sur les femmes. En parler, signifie également faire sortir de la sphère privée le débat sur la sexualité et les rapports de couple pour lui donner une dimension sociétale et politique. Ainsi, la culture du silence règne souvent en maitre en ce qui concerne les violences faites aux femmes au Maroc.

Les violences subies par les femmes et jeunes filles marocaines sont de diverses natures : domestiques, économiques, sexuelles, institutionnelles (mariages forcés, polygamie, divorces…) ou encore psychologiques. Les causes sont également multiples : pauvreté, chômage, relation difficile avec la belle famille, travail salarié de la femme, alcool, drogue, statut de la femme dans la société, manque de considération, domination…Dans tous les cas, la dépendance économique des femmes aggrave leur vulnérabilité et donc leurs risques d’être violentées.

Depuis une quinzaine d’années, de grands progrès ont été réalisés en ce qui concerne le cadre légal et la mise en place de politiques, stratégies et institutions pour l’égalité genre au Maroc. Dans les années 80, ont été lancées les premières campagnes de sensibilisation, les années 90 ont quant à elles vu l’émergence des centres d’écoute et, dix ans plus tard, a été lancé le plaidoyer politique. Cependant, la mise en application de la législation et des outils politico-stratégiques n’a pas encore atteint ce même niveau de progrès. Ainsi, si l’on prend l’exemple de la loi n°103/03 relative à la lutte contre les violences envers les femmes, on constate que le viol n’est pas défini de manière conforme au droit et aux normes internationales. On constate également que par conséquent, le crime est davantage considéré au regard de la moralité et de la décence publique qu’au regard de la violation de l’intégrité physique et de l’autonomie corporelle d’une personne. Selon plusieurs observateurs, cette loi a également manqué l’opportunité de criminaliser le mariage précoce.

Qui plus est, outre le fait que les droits des femmes et les principes d’égalité genre inscrits dans la Constitution marocaine restent peu connus par la population, les perceptions socioculturelles continuent de tendre vers les idées traditionnelles d’inégalité, ce qui se traduit par des VBG nombreuses et un taux très réduit de plaintes (6,6% selon le Haut-Commissariat au plan) et de condamnations. S’il convient de parler en premier lieu d’un accès difficile à la justice, la commission internationale des juristes pointe trois facteurs expliquant la réticence des femmes et jeunes filles à faire valoir leur droit de demander justice et réparation complète pour abus sexuel ou physique. Premièrement, le système judiciaire marocain reste influencé par des présomptions biaisées et véhicule lui-même des stéréotypes de genre négatifs, dont des normes culturelles ancrées dans le patriarcat. Deuxièmement, les peines infligées aux auteurs de violences sont, dans la grande partie de cas, relativement clémentes. Or, comme le souligne la jurisprudence internationale, il est important que les réparations puissent répondre à l’ensemble des préjudices subis par les femmes. Finalement, dans le cas de violences (sexuelles) commises par d’autres personnes que le mari de la femme, cette dernière risque d’être poursuivie pour relation extra-conjugale [3].

City of Rabat, Morocco © Alba Perez Enriquez – iStock 

Quelques chiffres

Au Maroc, en 2020, 16.590 femmes ont été victimes de violences dont [4] :

  • 1106 mineures
  • 7916 cas de violences physiques
  • 1780 cas de violences physiques conjugales
  • 654 cas de violences économiques (refus de pension familiale, abus de confiance et escroquerie…)
  • 7013 cas de violences psychiques (délaissement, refus de déclaration de naissance, menaces, injures…)

* Taux de prévalence : nombre total de cas (ou de foyers) pendant une période ou à un instant donné rapporté au nombre de sujets (ou de cheptels) de la population.

 

[5] “Tamallouk” signifie “Appropriation” (du concept de la violence). Ceci s’avère essentiel pour l’organisation car si les textes ont évolué, la pratique n’a pas toujours suivie. Il est important que l’ensemble des membres de la société marocaine puisse s’approprier les concepts liés à la violence pour pouvoir contribuer à sa prévention en faisant évoluer les pratiques. Pour plus d’informations sur le programme Tamallouk : https://www.acodev.be/news/vers-le-d%C3%A9veloppement-durable-odd-5-sortir-de-la-violence-bas%C3%A9e-sur-le-genre-au-maroc.html

 « Non à la violence ! »

Plus spécifiquement, la région de l’Oriental est une région du Maroc où les mentalités, particulièrement conservatrices, freinent les changements et où l’égalité homme-femme et l’accès des femmes aux droits et à la justice sont encore des sujets qui suscitent la polémique.

C’est dans cette zone que travaille l’Association Oujda Ain Ghazal 2000 (OAG 2000). Créée en avril 2000, sa mission est l’intégration du genre dans le processus de développement local avec une volonté de faire évoluer les mentalités vis-à-vis de l’égalité entre hommes et femmes.

Dans le cadre de son programme “Tamallouk” [5], basé sur le changement des attitudes notamment sociales et judiciaires, l’organisation a lancé en janvier dernier une campagne de sensibilisation contre les violences basées sur le genre en tant que violation des droits humains. La vidéo vise à sensibiliser au poids de la violence et à ses conséquences sur l’ensemble de la composante familiale mais insiste également sur la notion de tabou mentionnée précédemment. Elle invite ainsi à se méfier d’un sourire de façade qui peut parfois masquer des violences domestiques graves. Cette gravité a encore malheureusement tendance à être difficilement perçue dans le cadre d’un conflit intime.

L’objectif visé à travers cette campagne était de pouvoir toucher l’ensemble de la population, peu importe l’âge, le genre ou la classe sociale, afin de changer la perception de la violence basée sur le genre. Plus qu’une simple sensibilisation, l’organisation visait une prise de conscience de la gravité des faits et un engagement de la société civile et des citoyens.

Pour l’Association Oujda Ain Ghazal 2000, le travail de prévention est essentiel et doit toucher l’ensemble de la société, y compris les femmes directement concernées. Pour Madame Zaoui, Présidente de l’association, il ne s’agit pas seulement de pouvoir informer les femmes victimes de violences ou de les accompagner dans les différentes démarches mais bien de les transformer ou renforcer pour qu’elles ne soient plus dépendantes des structures de la société civile. Ce travail de prévention doit faire partie intégrante du volet de la protection. Cette dernière ne s’arrête à la prise en charge de la femme, elle doit commencer bien en amont pour éviter que les violences ne puissent se produire.

La loi marocaine pêche un peu en la matière puisqu’elle ne définit pas la notion de “protection”. Répondre à une violence basée sur le genre ne doit pas signifier simplement recevoir et donner suite à une plainte. Il faut prendre le cas de violence dans sa globalité pour pouvoir répondre à tous les défis qu’il pose : quel hébergement pour la femme à court terme ? Quid des enfants ? La protection des victimes de violences doit impliquer une prise en charge globale mais aussi, et surtout, une prise en compte des droits de ces femmes. La justice devrait aussi s’interroger sur une justice informelle favorisant la mise en place d’espaces intermédiaires permettant à chacun de s’exprimer, victimes comme agresseurs. Ainsi, traiter la violence implique d‘en traiter toutes les dimensions, tant au niveau préventif et que de la protection.

Quelles évolutions sur le terrain depuis les 20 dernières années ?

Depuis plus de 20 ans, Madame Zaoui a tout de même pu noter des évolutions positives. Lorsqu’elle a lancé l’association en 2000, elle souhaite mettre en place des centres d’écoute et d’hébergement mais elle a très vite fait face aux réticences de la population et même de ces collègues. Il était difficile à ce moment-là d’accepter l’idée de ce type de structures ou de services publics. Elle a donc commencé par un centre d’information et d’accueil. Après 6 mois, les membres de l’association se sont rendus compte que la demande sociale des femmes était orientée vers un hébergement et non l’information ou le conseil juridique. Ce dont les femmes avaient le plus besoin, c’était de pouvoir trouver refuge en cas de violences.

Madame Zaoui a également pu constater des évolutions au niveau politique et institutionnel et la société civile a joué un rôle considérable dans ces avancées. Si les lois ont évolué, elle déplore toutefois un frein dans le passage à l’action.  Il n’est dès lors plus temps selon elle d’alerter mais bien d’agir, de passer à la mise en œuvre des textes existants, d’adapter les dispositifs législatifs en faisant appel au droit comparé, aux bonnes pratiques. C’est pour cela que le programme « Tamallouk » est axé sur le changement.

En parallèle des évolutions politiques, ce sont progressivement mises en place des cellules de lutte contre la violence au sein de chaque administration (police, tribunal…). Ces cellules sont des points focaux devant permettre de faire remonter les informations vers des centres d’écoute qui accompagnent les femmes victimes de violence dans leurs démarches, facilitent le lien avec la police…

L’impact de la pandémie de COVID-19 sur les violences faites aux femmes

En 2020, l’Association Oujda Ain Ghazal 2000 et 18 autres organisations de la société civile du Royaume du Maroc ont mené une étude [6] en collaboration avec ONU Femmes afin de mieux comprendre les réalités vécues par les femmes et les filles en situation de violence durant cette période si particulière. La conclusion est claire : la pandémie « a exacerbé les facteurs de discriminations, accentué la vulnérabilité des femmes et a eu un impact sur les violences faites aux femmes ». Cela s’explique notamment par les effets des mesures sanitaires au niveau économique et social sur les individus et les ménages.

La société civile marocaine a joué, et continue de jouer, un rôle important en la matière. Outre la mise en place d’un travail d’alerte sur la situation des femmes, les organisations ont également développé un système d’assistance juridique, des services d’écoute psychologique d’urgence et d’orientation au niveau local, régional et national. Les mesures sanitaires imposées par le gouvernement ont bien évidemment freiné certaines activités en présentiel mais la plupart des organisations de la société civile (OSC) ont pu continuer à fonctionner plus ou moins normalement grâce notamment à la digitalisation de certaines pratiques.

 

Afin de tirer les leçons de cette crise, les 19 organisations de la société civile ont émis 5 recommandations :

  1. Pour une meilleure protection et prise en charge de femmes en situation de violence en période de crise : mettre en place de nouveaux services, comme un numéro vert gratuit, pour signaler les actes de violence, un service de réception de plaintes et d’assistances à distance via un service de messagerie gratuit ou encore l’ajout dans les autorisations de déplacements exceptionnels d’une mention relative aux déplacements dans les tribunaux ou autres services liés à la lutte contre la violence.
  2. Pour une société qui protège et soutient les femmes au lieu de les violenter : rendre plus effectives les mesures favorisant l’éloignement de l’agresseur en cas de violences domestiques ou interdire le recours à la médiation familiale en cas de violence physique et/ou sexuelle. Cela implique également le développement d’un volet prévention avec la mise en place d’une sensibilisation importante à travers notamment les médias ou les programmes scolaires afin de toucher l’ensemble de la population.
  3. Pour une plus grande efficacité des services publics face aux violences basées sur le genre : faire de la lutte contre ces violences une priorité au niveau des services publics et prévoir des mécanismes spéciaux en période de crise pour assurer une réponse rapide et efficace aux femmes victimes de violences.
  4. Pour un renforcement du cadre législatif et politique de lutte contre la violence à l’égard des femmes : amender la loi n°103/13 en ce qui concerne la prévention, la protection des femmes et la criminalisation du viol conjugal. Il est également important que la plainte soit considérée comme un motif suffisant à l’ouverture d’une action publique. Les OSC recommandent également un alignement avec les normes internationales.
  5. Pour une société civile mieux équipée et valorisée face aux violences faites aux femmes et aux filles : renforcer les capacités des OSC en matière de réponse aux cas de violences et favoriser un meilleur soutien financier de ces organisations. Les organisations suggèrent également de leur élargir le droit de déposer plainte au nom des femmes concernées. Pour un plus grand impact, il faudrait également selon elles favoriser la mise en réseau de l’ensemble des organismes et institutions concernées par la lutte contre les violences faites aux femmes.

[6]« Violences faites aux femmes et aux filles en temps de crise : l’expérience du confinement au Maroc » : https://morocco.unwomen.org/fr/ressources-medias/publications/2020/12/rapport-sur-les-violences-faites-aux-femmes-pendant-le-confinement-au-maroc

Rédigé par Noémie Grégoire, chargée pédagogique RCN J&D

 

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