Selon Maslow, la vie dans la société humaine repose sur cinq besoins notamment physiologiques, sécuritaires, d’appartenance et d’amour, d’estime de soi et d’accomplissement de soi. De la conjugaison de ces besoins, sur lesquels la nature humaine s’appuie[1], va naître une forme de collaboration[2] entre individus (partenaires[3]). Cette collaboration se dessine souvent sous plusieurs formes distinctes pouvant engendrer un déséquilibre relationnel entre partenaires.

Haddy Mbuyi Katshiatshia Mukole, Professeur Full à la Faculté Polytechnique de l’Université de Kinshasa et Vice-Doyen chargé de l’Enseignement

Que faut-il mettre en place afin de surmonter ce déséquilibre relationnel ?

Pour y répondre, nous nous servirons de notre expérience en tant qu’encadrant du cours à projet IngénieuxSud[4] dans certaines universités de la RD Congo (Université de Kinshasa et Université Kongo).

Coopération Nord-Sud : cas du cours à projet IngénieuxSud

Plusieurs historiens et penseurs de l’Afrique francophone (Elikia M’Bokolo, Isidore Ndaywell, Cheikh Anta Diop, etc.) ont étudié les effets de la colonisation sur la structure anthropologique et sociale des différents pays africains, dont la RDCongo [1-4]. Ces études ont révélé qu’il y a eu une création des tensions sociales au contact des différentes cultures. Ces tensions sociales auraient engendré des conflits et qui auraient impacté la collaboration intrinsèque et extrinsèque entre les communautés.

Parmi ces conflits, on note la rupture du mode de vie traditionnel vers un mode de vie moderne.

Or jadis, l’harmonie entre peuples permettait de faire face aux conflits et faciliter la réconciliation entre partenaires à travers un dialogue « arbre à palabre ». De ce fait, Jean de Lafontaine a-t-il dit : « qui mieux que vous, sait vos besoins ? Apprendre à se connaître est le premier des soins… ».

Actuellement, plusieurs projets de coopération dans le monde sont basés sur l’ouverture d’esprit entre partenaires. Cette nouvelle forme de collaboration vise à promouvoir, de manière équitable, les progrès socio-économico-culturels, technologiques et scientifiques.

Partant de la coopération au développement qui, jadis et même dans sa configuration actuelle, était/est conçue de manière unilatérale (conception au Nord et application au Sud) ; il est temps de repenser ce mode de fonctionnement. Nous signalons, en passant, que ce mode de fonctionnement engendre des frustrations entre collaborateurs. Car, les uns (concepteurs/collaborateurs du Nord) peuvent outrepasser la vraie réalité de terrain que les autres (collaborateurs du Sud) connaissent et maitrisent mieux. Afin de diminuer ce phénomène, il s’avère indispensable de créer des nouvelles formes de collaboration basées sur l’équité entre partenaires.

Dans cet ordre d’idées, l’Université catholique de Louvain avec son ONG Louvain coopération a mis en place un outil de coopération Nord-Sud rénové et repensé. Il s’agit du cours à projet « IngénieuxSud » qui s’inscrit dans la promotion des savoirs savants de manière bilatérale entre étudiants. Ce dispositif d’apprentissage a été développé dans les pays anglo-saxons avant d’être appliqué dans d’autres pays du monde [5–7].

IngénieuxSud fait partie intégrante du Service Learning et a été mis en place il y a 10 ans à l’Université catholique de Louvain. À ce jour, 200 étudiants du Nord et du Sud participent à ce cours à projet chaque année académique.

IngénieuxSud fonctionne selon un canevas bien précis qui se présente comme suit :

  1. Identification de la problématique du Sud proposée par un acteur socio-économique du Sud (ONG, ASBL, …) aux encadreurs du cours à projet. Dans certains cas, la proposition peut provenir d’un acteur du Nord ayant déjà une collaboration avec un acteur du Sud ;
  2. Analyse interne des projets par les encadreurs consistant à la validation des projets à soumettre aux étudiants ;
  3. Soumission des projets retenus aux étudiants (ingénieurs civils, bioingénieurs et scientifiques) et sélection des thématiques par groupe de quatre étudiants.

Après ces prémisses, les choix des projets et des groupes d’étudiants sont soumis aux acteurs du Sud qui à leur tour en informe les étudiants du Sud concernés par les projets.

À ce niveau, huit étudiants (4 au Nord et 4 au Sud) démarrent la collaboration sur les thèmes proposés.

Les premiers contacts se font à distance, ceux-ci permettront aux étudiants d’établir un contact en vue de mettre en place un canevas de travail.

De cette collaboration va émerger une piste de solution « provisoire » susceptible d’être modifiée selon les réalités du terrain. À ce stade, l’intervention des encadreurs (Nord et Sud) s’avère nécessaire afin de proposer des stratégies et méthodologies pour mener à bien leur stage.

À la même occasion, ces derniers posent des balises à ne pas franchir par les étudiants lors de la réalisation de leurs projets. Nous citerons par exemple : la collaboration équitable, le respect de l’environnement, le respect des us et coutumes, la transdisciplinarité, l’ouverture d’esprit et le sens critique, le respect des objectifs, le respect de l’éthique, etc.

À ce titre, pour les étudiants du Nord, il existe des outils développés par les concepteurs (Jean-Pierre Raskin et Stéphanie Merle) de ce dispositif d’apprentissage.

Parmi ces outils, on peut citer :

  • le cours (ex-cathedra),
  • les séances des travaux pratiques animés par les assistants du cours,
  • le panel transdisciplinaire (rencontre des étudiants avec plusieurs acteurs issus des divers domaines de la vie socio-économique),
  • les visites auprès des entreprises évoluant dans le domaine ou secteur d’activités ayant trait avec leur projet,
  • les rencontres de chaque groupe avec les encadrants du cours autour des diverses questions liées au projet (budget, calendrier, etc.),
  • l’organisation d’une interview avec un spécialiste du Sud évoluant dans le secteur d’activités de leur projet, etc.

Toute cette démarche permettra aux étudiants du Nord d’avoir tous les éléments nécessaires pour mieux compléter leur portfolio à rendre au mois de juin.

Concernant, les étudiants du Sud, une démarche presque similaire est en train de se mettre en place. En République démocratique du Congo, une séance de l’encadrant avec les étudiants est organisée afin de leur expliquer l’idée de ce genre d’apprentissage (objectifs, méthodologies, etc.). Les étudiants du Sud jouissent, également, d’un encadrement étroit et ont la possibilité d’entrer en contact avec les divers acteurs du projet (professeur, assistants, acteurs socio-économiques) ; outre leur collaboration avec les étudiants du Nord.

Ainsi, à la différence des autres modèles traditionnels de coopération, ici les étudiants arpentent le chemin ensemble. Le canevas ainsi établi, les étudiants collaborent (à distance) pendant six à sept mois de manière holistique sur les différentes thématiques. Après cette période de réflexion commune, les étudiants du Nord rejoignent ceux du Sud pour converger leurs expériences et leurs propositions auprès des acteurs socio-économiques du Sud.

Par ailleurs, nous tenons à signaler que le flux d’étudiants se fait aisément du nord vers le sud. Ceci est dû aux contraintes budgétaires notamment le manque de moyens constatés auprès des étudiants du sud pour autofinancer leur voyage et leur séjour au nord.

Toutefois, d’autres modèles du flux des étudiants du Sud vers le Nord existent déjà. Dans cette optique, l’ARES octroie des bourses aux étudiants Nord et Sud réunis autour d’un microprojet « étudiants ». Avec ce type de financement, les échanges dans les deux sens sont envisageables.

Selon les étudiants, les rencontres interculturelles ne sont plus une contrainte ni une barrière mais une richesse à préserver et à perpétuer.

IngénieuxSud en République Démocratique Congo

En République Démocratique du Congo, IngénieuxSud a débuté en 2018 avec deux groupes d’étudiants (16 au total). À l’heure actuelle, on compte en moyenne quatre groupes d’étudiants impliqués dans ce cours à projet. À l’heure actuelle, deux universités sont impliquées dans le programme IngénieuxSud notamment l’Université de Kinshasa (Faculté Polytechnique) et l’Université Kongo (Facultés Polytechnique et d’Agronomie). Dans les deux cas, on a 4 à 5 étudiants du Sud par projet qui collaborent avec 4 étudiants de l’UCLouvain (Nord).

Sur le terrain, tous les étudiants impliqués dans différents projets vont collaborer avec les auteurs des thématiques développées (acteurs socio-économiques du Sud). Parmi eux, nous pouvons citer : le Centre d’Appui au Développement Intégral de Mbankana (Cadim), l’Association Congolaise d’Appui au Développement Communautaire (ACADEC), IJDC-Ville écologique « Cité Mokili Mwinda », l’CEPAGRID, etc.

Les travaux des étudiants portent sur les thématiques telles que : l’adduction en eau, l’énergie et l’autosuffisance, l’agroécologie, l’apiculture et la culture des champignons, le séchage et le stockage des aliments, la lutte contre les inondations des cultures, etc.

À ce jour, les acteurs socio-économiques et les étudiants trouvent satisfaction dans la réalisation des différents projets et il en ressort plusieurs témoignages vibrant de leur part.

En ce qui concerne, l’aspect humain, les étudiants témoignent avoir partager des valeurs universelles et confirment les avantages qu’apportent la diversité culturelle. Selon les étudiants, les rencontres interculturelles ne sont plus une contrainte ni une barrière mais une richesse à préserver et à perpétuer. Disent-ils, ces rencontres seraient des leviers (forces) à prendre en compte pour atteindre les objectifs d’IngénieuxSud.

Lors des réunions de restitution qui se déroulent en Belgique et en RDCongo, les étudiants présentent leurs témoignages sur trois aspects à savoir : avant Ingénieuxsud, pendant IngénieuxSud (stage de terrain y compris) et après IngénieuxSud. Il ressort de ces échanges que les étudiants convergent vers des idées telles que :

  • Côté belge : « avant on était méfiant les uns des autres », « la communication ne passait pas très bien au tout début », « on avait l’impression que les étudiants congolais ne s’intéressaient pas au projet », « on ne savait pas comment s’y prendre une fois sur place au regard des informations véhiculées par les médias ». Tout ceci résume au mieux la peur de l’inconnue qui est un sentiment de tout humain.
  • Côté congolais : « avant, on ne savait pas ce qu’ils voulaient au juste lors des entretiens », « on se demandait s’ils voulaient imposer leur point de vue mais tout en sachant qu’ils ne connaissent pas mieux la problématique et le terrain », « ils prenaient beaucoup d’initiatives parfois sans tenir compte de nous », « on avait l’impression que c’est leur projet et nous sommes là juste pour les accompagner »…

De ces questionnements, ils ont pu développer d’autres propos à la fin de leur stage :

  • Côté belge : une fois sur place (en RDCongo) tout change à la minute. On trouve des personnes très sympathiques et très enthousiasmées par le projet. Ils sont hyper motivés et se mettent à notre disposition sans nous lâcher. On discute de tout et de rien et tout roule normalement. On se rend compte qu’on perçoit les choses de manière différente mais il se dégage toujours un consensus et le projet avance à pas de géant. On se rend compte qu’on doit encore plus apprendre d’eux sur tous les plans de la vie.
  • Côté congolais : on avait des préjugés sur eux car on pensait qu’ils allaient venir nous donner des ordres. Mais, à leur première rencontre, c’est tout à fait autre chose que nous décelons directement. Ils sont très humbles et veulent tout apprendre et connaître (culture, société, …). Ils sont très conciliants et mesurent très bien les enjeux. Ils sont très respectueux du temps et du chronogramme mis en route ensemble. Certes, on voit qu’on est différent mais le consensus qui se dégage à chaque moment permet d’avancer très vite et devient une force pour la réussite du stage.

Nos constats d’encadreur ont permis une prise de conscience sur une autre manière de collaborer. Ainsi, nous pouvons décrire cette collaboration entre étudiants Nord-Sud comme étant une coopération entre partenaires et non une coopération au développement. La différence entre ces deux modes de collaboration réside dans le fait que dans le premier cas (coopération entre partenaires), le projet est conçu comme un bien commun dès sa conception jusqu’à sa réalisation et chaque partenaire tire bénéfice de la force et de la faiblesse de l’autre. Tandis que dans le second cas (coopération au développement), la relation de dominant et dominé se fait sentir dès la conception du projet et se poursuit pendant son exécution. Car, parfois, dans les deux sens, on ne tient pas compte de l’avis de l’autre.

Ceci prouve qu’IngénieuxSud est un cours à projet qui pourrait à long terme faire partie intégrante d’une forme éducative universitaire à promouvoir et à valoriser dans le monde. En se basant sur les témoignages des étudiants congolais et belges et aussi sur ma propre expérience, apprendre par apprentissage se dégage comme une meilleure méthodologie d’enseignement. Cette méthode permet de mettre en épreuves de manière continue les apprenants. Ceci leur pousse à développer d’autres aptitudes que les cours ex-cathedra ne leur confèrent pas : travail en équipe, remise en cause, tenir compte des avis des autres avant de prendre une décision, etc.

C’est dans cet élan, que nous comptons proposer aux autorités d’inclure ce système de cours dans les curricula d’autres formations en vue d’en assurer sa transdisciplinarité.

Il est aussi souhaitable d’initier des collaborations entre les universités de la RDCongo dans le même système de fonctionnement éducatif.

Eu égard de ce qui précède, nous pouvons dire que la possibilité la plus probable qui permet de créer un partenariat équilibré semble se baser sur la co-construction de la problématique quel que soit le projet, le domaine d’action et la région géographique dudit projet.

Il ressort des Alumni IngénieuxSud en République Démocratique du Congo et en Belgique que la coopération équitable, dans le respect des valeurs interculturelles, constitue un gage pour la réussite d’un projet.

[1] Tout ce qui sert à maintenir une personne ou quelque chose tout en assurant la solidité ou la stabilité (support) (https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/)

[2] processus par lequel deux ou plusieurs personnes ou organisations s’associent pour effectuer un travail (https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/)

[3] Personne avec qui on est allié contre d’autres ; personne avec qui on est associé dans le jeu (idem)

[4] Cours à projet du Service Learning organisé en cotutelle entre UCLouvain et son ONG Louvain Coopération qui prône la collaboration entre étudiants belges et étudiants du sud…

Eu égard de ce qui précède, nous pouvons dire que la possibilité la plus probable qui permet de créer un partenariat équilibré semble se baser sur la co-construction de la problématique quel que soit le projet, le domaine d’action et la région géographique dudit projet.

Bibliographie

Pierre de Maret, « Chapitre XI. Les Royaumes Kongo et Luba, cultures et sociétés dans le bassin du Congo », dans François-Xavier Fauvelle(dir.), L’Afrique ancienne. De l’Acacus au Zimbabwe. 20 000 avant notre ère – xviie siècle, Paris, Belin, coll. « Mondes anciens », 2018, p. 311-342

David Van Reybrouck, Une histoire, 2010

Isidore Ndaywel è Nziem, Théophile Obenga, Pierre Salmon, Histoire générale du Congo: de l’héritage ancien à la république démocratique,

Jean-Loup AmselleElikia M’Bokolo Au coeur de l’ethnie. Ethnies, tribalisme et Etat en Afrique, Collection la découverte, 2005.

Bringle, R. G., & Hatcher, J. A. (1995). A service-learning curriculum for faculty. Michigan Journal of Community Service Learning, 2(1), 112‑122.

Lori L. Britt (2012). Why We Use Service-Learning: A Report Outlining a Typology of Three Approaches to This Form of Communication Pedagogy. Communication Education. 61:1, 80-88. 10.1080/03634523.2011.632017

Conway, J. M., Amel, E. L., & Gerwien, D. P. (2009). Teaching and Learning in the Social Context : A Meta-Analysis of Service Learning’s Effects on Academic, Personal, Social, and Citizenship Outcomes. Teaching of Psychology, 36(4), 233‑245. https://doi.org/10.1080/00986280903172969

Haddy Mbuyi Katshiatshia Mukole

Docteur en Sciences de l’Ingénieur de l’UCLouvain

Haddy Mbuyi Katshiatshia Mukole est Docteur en Sciences de l’Ingénieur de l’UCLouvain. Il est présentement Professeur Full à la Faculté Polytechnique de l’Université de Kinshasa où il occupe les fonctions de Vice-Doyen chargé de l’Enseignement et vient d’être nommé Membre Associé à l’Académie Congolaise des Sciences (ACCOS) pour le compte du groupe « Sciences Physiques et Appliquées ».

Il fait ses recherches dans le domaine des énergies renouvelables (microturbines, biocarburants, foyers améliorés, valorisation de la biomasse, etc.) et est un acteur très engagé vers la résolution des problèmes énergétiques en milieux ruraux. Il collabore activement avec l’ONG Belge « Blip op Africa » sur les questions liées à l’approvisionnement en eau et en électricité en milieu rural. Il est encadrant du cours à projet IngénieuxSud en RDCongo depuis 2018.

Il est, actuellement, Titulaire de la Chaire « Mondes Francophones » de l’Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts en collaboration avec l’Agence Universitaire de la Francophonie et la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Il est professeur visiteur à l’Université Kongo/Mbanza-ngungu, l’Université de Mbuji-Mayi/Mbuji-Mayi et l’Université Libre des Pays des Grands Lacs/Goma.

Photo d’ouverture : © JShashank – Shutterstock

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