Lors du Carrefour des savoirs sur les partenariats Nord-Sud organisé le 14 novembre 2022 par Louvain Coopération, la Haute Ecole Léonard de Vinci et Echos Communication, plusieurs contributrices[1] et contributeurs ont partagé avec nous leurs travaux, réflexions et pratiques sur les relations partenariales. Parmi les présentations et réflexions menées, certains points et questionnements semblent constituer une bonne introduction au dossier que vous vous apprêtez à lire.
Inès Vanderlinden, Echos Communication.
Comme nous en informait Gautier Pirotte (2022), le partenariat est la clé de voûte idéologique du système d’aide, l’incarnation idéale (soit, égalitariste) de la coopération nous permettant, entre autres, de rompre avec le paradigme colonisateur et paternaliste associé à l’aide au développement.
Et pourtant, plusieurs contributions l’ont abordé, en parallèle du nouveau paradigme du partenariat (lequel, on pourrait s’imaginer, appuyant sur le caractère humain) s’est développé la New Public Management (elle-même étant fondée sur des principes d’efficacité et d’efficience) imposant alors au secteur de la coopération international une culture managériale et de bureaucratisation. Avec celle-ci, des normes, résultats chiffrés, outils et dispositifs développés aux Nords pour le secteur privé et transférés, non seulement au secteur non-marchand mais surtout, à des projets internationaux aux terrains divers et variés. En ce sens, Sylvie Ayimpam et Jacky Bouju (2022) parlent d’ethnocentrisme, d’inégalités et violences structurelles et symboliques envers les sociétés des Suds. S’ajoute également l’intervention de Benjamin Chemouni (2022) qui, à travers une métaphore footballistique, a illustré le caractère immuable et inapproprié des instruments des relations partenariales qui ne s’adaptent pas à la réalité et relèguent bien souvent les partenaires des Suds au rôle de fournisseur·euse de service (Ayimpam, 2022).
Cette montée en puissance de la NPM impacte donc directement sur les projets internationaux en occultant et en ignorant les différences culturelles, en accroissant la concurrence sur le marché de la coopération internationale, en rendant l’accès aux financements de plus en plus normatif et compétitif, en imposant une redevabilité unilatérale et, in fine, en réservant ce marché à l’élite, créant alors, les oublié·es des logiques partenariales.
Si la NPM et le partenariat semblent, à priori, étranger l’un pour l’autre, Gautier Pirotte (2022, 2023) informe que la notion de partenariat peut également être envisagée comme un outil de gestion des relations, et dès lors, comme un allié de la logique néolibérale. En ce sens, de par sa promesse égalitariste, il est un outil de l’efficacité de l’aide et participe à la dépolitisation du champ de la coopération en invisibilisant et instrumentalisant les rapports de domination et les inégalités inhérentes aux relations de coopération internationale. Par ailleurs, plusieurs interlocuteur·rices ont abordé le risque réel de manipulation du paradigme du partenariat qui, s’il permet aux organisations en partenariat de répondre à leurs besoins respectifs de financement et d’efficacité, oublie les populations locales qui ne voient pas de réponses à leurs réels besoins.
Partant de ces postulats, on imagine bien l’importance du positionnement des organisations des nords et de leur responsabilité à prendre du recul et à questionner le pouvoir qui leur revient “de droit” de par l’histoire et leur position dans un système où l’économie domine. En ce sens, plusieurs principes et concepts méritent d’être explorés et développés. Parmi ceux-ci, celui de non-innocence qui sera rapidement abordé dans ce dossier par Chafik Allal (2023) ainsi que ceux relatifs aux légitimités cognitive, morale et pragmatique développés par Olga Navarro-Flores (2022, 2023). Elle démontre les différentes sources de légitimité respectivement mobilisées par les organisations des Suds et des Nords dans la négociation de leurs relations partenariales. Ainsi, alors que les organisations des Suds sont les principales garantes de la légitimité pragmatique[2] et morale des projets, ces dernières étant les sources privilégiées de l’imputabilité des ONG des Nords, force est de constater que ce sont les organisations des Nords qui imposent leur légitimité cognitive (leur paradigme/politique de développement) en échange de ressources[3] nécessaires à la mise en place du projet répondant au paradigme imposé. Organisations des Nords qui, de surcroît, n’existent que par et pour la coopération internationale. En effet, autant pour Olga Navarro-Flores que pour Gautier Pirotte (2022, 2023), “les relations de partenariat sont la raison d’être des OCI[4].” (Olga Navarro-Flores, 2023).
Mais alors, quel est le réel objectif du système actuel de coopération internationale ? Maintenir nos emplois en s’assurant au passage une bonne conscience ou construire des alliances permettant de faire face aux défis de notre ère ? Comment, sans naïveté et sans idéalisation, exploiter et valoriser la force qu’est la diversité, élément clé des projets internationaux ? Pouvons-nous prétendre à un partenariat durable et respectueux sans confiance et pouvons-nous construire de la confiance sans réelle inter-connaissance des acteur·rices en présence ? Si Marius Rabelai Nkounawa (2023) abordera cette question dans le dossier, Charline Rangé (2022) nous a exposé les résultats des travaux de recherche menés par le GRET. Selon leurs travaux, il existe une tendance des partenaires Nords à stéréotyper et/ou idéaliser les sociétés civiles des Suds et c’est cette mauvaise lecture des logiques et jeux d’acteur·rices qui empêchent la mise en place de projets durables répondant aux enjeux communs des partenaires. Benjamin Chemouni (2022) ajoute comme facteurs limitant la confiance entre partenaire et augmentant le caractère aliénant de l’actuelle coopération internationale, la pression des bailleurs et des outils managériaux, la peur du risque réputationnel ou encore, l’institution d’une manière de faire “Nord” vue comme experte. Pour Emmanuel Ndione (2022), le problème serait alors que chacun·e raisonne selon son propre universalisme[5] et tente de l’imposer à l’autre. Il préconise alors de changer l’ordre des focales afin d’en déplacer le centre sur les principaux·ales intéressé·es.
Finalement, ne serions-nous pas, non seulement face, mais surtout partie prenante, d’un partnership-washing ?
2023, après le passage du paradigme paternaliste au paradigme partenarial, après des décennies d’interpellation sur les dysfonctionnements (et contradictions) de ce dernier et de remise en question de la légitimité de la coopération internationale, ne serait-il pas plus que temps d’enclencher la phase suivante ? Une coopération internationale construite sur la mutualisation et la valorisation globale des savoirs afin de répondre aux problèmes globaux de notre ère (climat, migration, raréfaction des ressources …). Arrêtons de s’écouter parler et reconnaissons que, pour transformer le monde et relever ses défis, nous sommes toustes interdépendant·es et qu’il est urgent d’apprendre réellement à se connaître.
En ce sens, plusieurs pistes de solutions ont déjà été proposées lors de la journée d’étude et d’autres seront exposées dans ce dossier.
Ainsi, Benjamin Chemouni (2022), rappelant qu’il n’existe pas de solutions prédéterminées mais bien des solutions définies localement, appelle à une plus grande adaptabilité des projets et à une plus grande liberté pour les acteur·rices locaux·ales. Il questionne la source de motivation des partenaires Nords ; la mise en œuvre, tel que pré-planifié et pré-contractualisé, des solutions ou la réponse aux besoins réels du terrain investi ? Répondre aux besoins réels nécessite non seulement d’apprendre, d’évaluer et d’ajuster ses actions tout au long du projet mais également l’instauration et la normalisation d’environnements qui encouragent l’expérimentation en temps réel, promeuvent l’apprentissage actif par l’expérience intégré à la gestion courante des projets et donc, le regroupement des équipes opérationnelles, de suivi, d’évaluation, financières … pour une gestion holistique des projets. Dans ce modèle, le partenaire Nord n’agit non pas comme donneur·euse d’ordre ou contractant·e mais bien comme facilitateur·rice et c’est le partenaire Sud qui décide de sa stratégie et des opportunités à saisir pour atteindre le but précédemment décidé.
Dans la même idée, Olga Navarros-Flores (2022) et Benoît Naveau (2022) évoquent l’importance de [renforcer] la base sociale des projets, soit, de les reconnecter aux mouvements sociaux et aux associations militantes afin de ré-humaniser la solidarité internationale et que celle-ci ne soit pas portée uniquement par des fonds mais aussi et surtout par des valeurs. Reconnecter les projets à leur base sociale c’est reconnaître que, comme vu précédemment avec Emmanuel Ndione, nous sommes dans un monde d’interdépendance et que nous ne sommes qu’un point de vue situé. C’est accepter de remettre au centre les principaux·ales intéréssé·es et reconnaître que les potentiels transformateurs sont porté par les personnes du terrain. C’est aussi accepter le fait qu’il est nécessaire de s’étranger à soi-même, de faire un pas de côté et s’ouvrir à d’autres réalités et possibilités. En tant qu’acteur·rice des Nords, c’est arrêter de se représenter au centre et d’œuvrer à ses besoins sous couverture de solidarité internationale. C’est adopter un changement de posture, de rôles et de métier et une inversion des positions en se mettant à l’écoute des populations pour apprendre, toujours dans le respect des cultures en présence (Emmanuel Ndione, 2022). C’est aussi être conscient·es et comprendre les déséquilibres des pouvoirs inhérents aux partenariats : rapports de pouvoir, rôle de “contrôleur·euse du bailleur·euse” octroyé / prit par les partenaires Nords (Charline Rangé, 2022), sur-valorisation des capacités administratives et financières (Charline Rangé, 2022) par rapport aux savoirs locaux, prises de décisions unilatérale … et tout mettre en oeuvre pour inverser la redevabilité et lutter contre ces rapports de domination et normes de valorisation directement issues de la logique capitaliste.
Des organisations ont déjà pris ce chemin ; Frères des Hommes, Partage, Autre Terre … Il est du sort de chaque organisation de prendre ses responsabilités et d’introduire petit à petit dans ses propres pratiques de nouvelles habitudes en faveur de partenariats équilibrés afin de pouvoir, un jour, réellement parler de CO-opération.
De plus en plus rares sont les critiques virulents du capitalisme et du libéralisme contemporains. Leur voix n’est pas éteinte, mais elle est muselée, sinon discréditée, au moins contestée par la suprématie que ce double modèle idéologique et économique exerce désormais, sous des formes certes disparates, sur la quasi-totalité du globe… et dans la quasi-totalité des consciences. (Lafay & Ziegler, 2018)
Rapport d’étonnement d’une jeune travailleuse
En tant que jeune travailleuse de 25 ans en fonction depuis seulement six mois chez Echos Communication après avoir suivi un bachelier en coopération internationale et un master en ingénierie et action sociale, la réalité des partenariats au sein de la coopération internationale soulève chez moi beaucoup d’interrogations et de remises en question. Ce qui suit est un échantillon de ces réflexions, celles d’une jeune femme sensible, militante, révoltée par les injustices, amoureuse de la diversité et des rencontres. Une jeune travailleuse récemment diplômée qui a toujours eu ce goût de l’utopie et de la lutte contre ce qui manque de sens.
Pour moi, les mots ont de l’importance. Depuis mon bachelier, je ne peux me résoudre au vocable utilisé : solidarité internationale, Nord-Sud ou pire encore, aide au développement. Comment assurer un système égalitaire quand le vocabulaire lui-même fait subsister l’idée de charité, de sauveur·euse blanc·he, d’aide unilatérale de la part de pays considérés comme “développés” envers des pays étiquetés comme “sous-développés” ou en “voie de développement” ? Comment construire un partenariat mondial quand la sémantique utilisée appuie la dualité, polarise le monde en deux, érige en modèle l’universalisme occidental et réduit “les Suds” à des territoires vulnérables ? Pourrions-nous trouver une nouvelle terminologie neutre, valorisante ou, à tout le moins, qui illustre “le grand déséquilibre provoqué par les excès d’une faible minorité”[6] (Farley, 2023) ?
« Il existe des effets de domination qui perdurent malgré la fin des colonies (…) un héritage colonial multiforme que certains appellent la colonialité du pouvoir et du savoir. Parce que la colonialité demeure encore dans les formes dominantes du savoir et dans les imaginaires, la décolonisation reste inachevée. La mise en évidence de ces effets de domination constitue déjà une forme d’émancipation par la critique »[7] (Revue Mouvements cité dans Kabbouri, 2018).
Un autre point qui m’interroge profondément concerne la légitimité et le poids accordé aux savoirs. Le problème est systémique. Il résulte directement de l’idéologie actuelle dans laquelle l’argent et les savoirs théoriques prévalent sur les savoirs empiriques (théorie VS pratique ; une division hiérarchique qui n’est pas propre au secteur de la coopération internationale mais bien aux rapports sociaux de manière généralisée). Or, sans savoirs pratiques, sans connaissances ni liens avec le terrain, les projets de coopération internationale n’auraient ni sens, ni raison d’exister. Les savoirs théoriques et les ressources financières ne devraient-elles pas avoir vocation à permettre, logistiquement et théoriquement, les projets identifiés par le terrain ? Alors, qui est dépendant de qui ? En ce sens, Frères Des Hommes nous racontait comment la reconnaissance de leur dépendance auprès de leurs partenaires s’était avérée être un point de départ dans le travail de leurs partenariats et dans le développement de leurs “co” ; co-responsabilité, co-décision, co-production de savoirs, co-animation, co-responsabilité financière… Et si on se posait, touste, la question de l’inter-re-connaissance ?
Malgré mon envie et mon impatience de changements, la jeunesse et l’utopie peut-être, les discussions auxquelles j’ai pu prendre part au cours des six derniers mois à travailler sur la question des partenariats me force à envisager le problème de manière holistique, systémique, institutionnelle. Puisque le système actuel ne permet pas de remplir les objectifs d’éradication de la pauvreté, de réduction des inégalités et de l’exclusion, de protection de la planète, de paix, de prospérité et de résilience (PNUD, 2023[8]), puisqu’il y a des perdants à cette logique et que, dès lors, nous passons à côté de notre raison d’être, comment faire ? On en arrive à se demander si la dissonance cognitive liée au souhait de maintenir la coopération internationale (et nos emplois) ne serait pas à l’origine de la reproduction du système. Si nos boulots sont voués à disparaître, sommes-nous, à tout le moins prêt·es au changement, à l’évolution de nos rôles ? Avoir les meilleures intentions du monde ne suffit pas pour bien agir. Nous demandons-nous suffisamment régulièrement si nos actions ne fragilisent pas plus qu’elles ne renforcent ? Sortir du cadre, se mettre en marge, refuser de façon assumée et publique de se soumettre[9] à un système qui ne fonctionne ni pour, ni selon les principes éthiques de la coopération internationale demande du courage.
Il ne suffit pas d’y croire. Pour que les choses changent, il faut être prêt à défendre ses idées. (Snowden, s.d.)
Puisqu’il est de notre devoir et de notre intégrité d’agir au nom de l’intérêt commun, plusieurs pistes de réflexions et d’action seront abordées dans les prochaines contributions ; un appel à l’élargissement des bases sociétales et au développement de sa valeur ajoutée, une prise de conscience de la violence symbolique du système et de l’importance des savoirs locaux ou encore, des revendications en faveur d’une véritable coopération et localisation. Il existe déjà des outils et pratiques à explorer pour développer des relations de solidarité et de militantisme sur les enjeux globaux de notre ère. Pour nous, pour les générations futures, il est de notre devoir de faire évoluer les pratiques en prenant en compte les responsabilités et impacts inégaux de nos agissements passés.
[1] Alessandra Varesco, Alena Sander, Benjamin Chemouni, Benoît Naveau, Charline Rangé, Elena Aoun, Emmanuel Ndione, Etienne de Leeuw, Fabrice Sprimont, François Cajot, François Serneels, Gautier Pirotte, Geneviève Castiaux, Haddy Mbuyi Katshiatshia Mukole, Jacky Bouju, Jean-Paul Guyaux, Lyla André, N’koué Emmanuel Sambieni,Olga Navarro-Flores, Sai Sotima Tchantipo, Sylvie Ayimpam, Thierry Sanzhie Bokally, Yves Chaineux.
[2] Légitimité cognitive : politiques de développement
Légitimité pragmatique : mobilisation des participants
Légitimité morale : travail en appui des mouvements sociaux locaux
[3] Ressources financières, maîtrise de la sémantique technocratique, capacité de formalisation …
[4] Ici, synonyme d’ONG du Nord.
[5] Quelqu’acteur·rice qu’on soit, nous ne sommes qu’un point de vue qu’il est nécessaire de partager et de confronter pour co-construire, ensemble, une vision et un projet commun.
[6] https://ieim.uqam.ca/la-grande-scission/
[7] http://www.iteco.be/revue-antipodes/decoloniser-les-regards/article/decoloniser-les-savoirs#nb1
[9] https://youmatter.world/fr/definition/desobeissance-civile-definition/#:~:text=La%20d%C3%A9sob%C3%A9issance%20civile%20%3A%20d%C3%A9finition,forme%20de%20r%C3%A9sistance%20sans%20violence.
Inès Vanderlinden
ONG Echos Communication
Diplômée d’un bachelier en coopération internationale et d’un master en ingénierie et action sociales, j’ai récemment intégré l’équipe “Belgique” d’Echos Communication. Mon parcours a toujours été guidé par des engagements actifs et collectifs pour plus de justice sociale et pour la valorisation de la diversité. J’ai ainsi été membre de diverses associations actives auprès de personnes marginalisées. Aujourd’hui, en plus de mon intérêt pour la gestion de projet, la recherche, les parcours migratoires et le genre, j’explore des thématiques telles que la participation, l’innovation et l’entrepreneuriat social. Je puise mon énergie dans les relations sociales, le sport, la nature, les voyages et en sortant de ma zone de confort.
Photo d’ouverture : Photo de Kalea Morgan sur Unsplash